Outre-mer, les vigies de l’océan

Institutionnel

Des récifs coralliens aux politiques publiques, les territoires ultramarins sont aux avant-postes de la recherche océanique. Laboratoires naturels, territoires d’innovation, ils participent à construire une science tournée vers la soutenabilité. Le CNRS y mène des projets structurants avec les acteurs locaux.

Qu’ils bordent l’océan Indien, le Pacifique ou l’Atlantique, les territoires ultramarins français sont aux avant-postes des bouleversements à l’œuvre dans les océans. Températures en hausse, récifs en péril, biodiversité sous pression : ces îles sont à la fois des sentinelles, des terrains d’étude uniques et des partenaires essentiels pour la recherche. Le CNRS y est engagé de longue date, aux côtés des collectivités, des scientifiques locaux et des habitants. De la protection des coraux à la gouvernance des zones côtières, en passant par l’anticipation des risques climatiques, les Outre-mer incarnent une science de l’océan co-construite tournée vers la résilience. Tour d’horizon à travers trois projets emblématiques.

En Martinique, la science s’invite au port

À Fort-de-France, la recherche scientifique s’est retrouvée là où on ne l’attendait pas : au cœur du Grand port maritime de la Martinique. Acteur central de l’économie insulaire, le site est devenu un sanctuaire inattendu pour trois espèces de coraux protégées, installées sur les enrochements d’un ancien chantier. Ces colonies se sont développées dans des conditions très dégradées — révélant une étonnante capacité de résilience qui intrigue les scientifiques.

Un nouveau projet d’agrandissement menace toutefois leur survie. « Le port s’est retrouvé face à une question inédite : comment concilier développement économique et protection de la biodiversité ? », résume Jean-Raphaël Gros-Desormeaux, chercheur CNRS et directeur du laboratoire Pouvoirs, histoire, esclavages, environnement Atlantique Caraïbe (PHEEAC)1 . Rompant avec les seules études réglementaires, généralement confiées à des bureaux d’étude, le port a initié une stratégie scientifique en s’associant au CNRS.

  • 1CNRS/Université des Antilles.
Agaricia lamarcki, l'une des trois espèces découvertes dans le grand port de la Martinique
Agaricia lamarcki, l'une des trois espèces découvertes dans le grand port de la Martinique© Jean-Philippe Maréchal

Une plateforme expérimentale pour la conservation et la restauration des fonctions récifales, financé par le port, sera ainsi opérationnel fin 2025. « Ce sera le premier du genre dans les Caraïbes. On y développera du bouturage et de l’acclimatation progressive avant de réimplanter les coraux ailleurs autour de l’île », précise le chercheur. Engagé sur vingt ans, ce laboratoire accueillera notamment des recherches en ADN environnemental afin de comprendre comment ces coraux prospèrent dans un environnement si pollué.

Cette infrastructure s’inscrit dans une mutation plus large : le port est aussi au cœur d’un observatoire de la transition socio-écologique piloté par le PHEEAC. « Nous avons mis en place une gouvernance polyphonique : habitants, associations, scientifiques, etc. débattent au fil de forums thématiques. Cela change les équilibres, même si la décision revient au port », poursuit le chercheur.

Le grand port de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, abrite également un Observatoire Hommes-Milieux Littoral Caraïbe
Le grand port de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, abrite également un Observatoire Hommes-Milieux Littoral Caraïbe© Pascal Jean LOPEZ / BOREA / CNRS Images

L’initiative a ouvert la voie à d’autres coopérations, par exemple avec Météo-France sur les vagues de chaleur subies par les agents portuaires, ou encore avec la mise en place d’une centrale électrique pilote pour renforcer l’autonomie énergétique de l’île. « Le port est un acteur leader du territoire. Ce partenariat, fondé sur la production de connaissances, pourrait inspirer d’autres acteurs de l’île », conclut-il.

En Polynésie, 50 ans d’observations climatiques

À l’autre bout du monde, une autre île partage des préoccupations similaires. À Moorea, en Polynésie française, les scientifiques du Centre de recherches insulaires et observatoire de l'environnement (Criobe)1  étudient les récifs coralliens depuis plus de cinquante ans. Installée au bord du lagon, leur station expérimentale est devenue une référence internationale sur l’écologie récifale.

« Au-delà des suivis en Polynésie française, nous avons aussi une importance géopolitique dans le Pacifique en collaborant avec nos voisins des Samoa, Tonga ou Kiribati », précise Pierre Sasal, chercheur CNRS et directeur du Criobe. Sur place, le service national d’observation CORAIL surveille températures, montée des eaux, cyclones, pollutions… « Un récif en bonne santé, c’est aussi une protection naturelle pour les populations face aux fortes houles ou aux tempêtes ».

Mais le Criobe ne se contente pas d’observer : il intervient aussi sur le terrain. Les scientifiques développent des approches de restauration récifale expérimentale, en conditions contrôlées. Température, lumière, bruit… tout peut être modulé pour tester la résistance des coraux ou la physiologie des poissons à des changements environnementaux. L’objectif : identifier les souches les plus résilientes. Mais aussi innover : arrachage d’algues, aquaculture d’oursins ou de poissons herbivores pourraient aider la recolonisation du récif par les coraux lorsque les températures sont redescendues.

  • 1CNRS/EPHE-PSL/Université de Perpignan Via Domitia.
Un plongeur scientifique prélève un tentacule sur des anémones blanchies par l’élévation de la température de l’océan à Moorea, en Polynésie française
Un plongeur scientifique prélève un tentacule sur des anémones blanchies par l’élévation de la température de l’océan à Moorea, en Polynésie française© Anne HAGUENAUER / Frédéric ZUBERER / CRIOBE / CNRS Images

« De plus en plus, nous co-construisons des projets avec les associations, les pêcheurs et les collectivités locales », ajoute le chercheur. Le laboratoire accompagne ainsi la mise en place de rāhui1 , des zones protégées traditionnelles. Avec l’Institut Louis Malardé2 , la station envisage aussi de participer à des enjeux de santé publique comme la ciguatera, une toxine accumulée dans les poissons qui peut rendre leur consommation dangereuse, voire mortelle. « Nous voulons apporter des réponses locales à des problématiques concrètes, dans des contextes très isolés », ajoute Pierre Sasal. Une science « avec et pour la société », en écho aux dynamiques engagées dans d’autres Outre-mer.

Accompagner l’inversion des trajectoires insoutenables dans les Outre-mer

Des coraux aux côtes, des populations aux politiques publiques, Camille Mazé-Lambrechts aborde les territoires ultra-marins de manière intégrative et systémique. Directrice de recherche CNRS en science politique au sein du Centre de recherches politiques de Sciences Po3 , elle pilote la chaire Outre-mer et changements globaux (Omega) de Sciences Po Paris. Celle-ci découle d’une fusion entre la chaire Outre-mer créée dans la loi Erom4  de 2017 et le réseau de recherche international APOLIMER. L’idée : élargir le périmètre de la chaire d’origine pour mieux embrasser les défis du changement global.

Dans ce cadre, des recherches transdisciplinaires et co-construites avec les territoires portent sur la gouvernance des territoires insulaires et la valorisation du concept de socio-écosystème. « Avec la chaire Omega, nous travaillons à l’interface entre la science, les communautés locales et la décision politique », explique la chercheuse. L’enjeu est multiple : produire une connaissance utile aux territoires, former les étudiants, les décideurs et les entrepreneurs de demain, tout en valorisant les savoirs et les solutions issues des Outre-mer eux-mêmes.

« La France a la deuxième plus grande zone économique exclusive du monde et ce sont les Outre-mer qui en sont les principaux contributeurs. Mais pour ces territoires, l’océan ne se résume pas à une ressource stratégique. C’est un espace de vie, de culture et d’histoire », témoigne la chercheuse. Une histoire marquée par les rapports de pouvoir, les héritages coloniaux, les pressions environnementales et les inégalités. D’où l’urgence d’une approche décloisonnée qui articule sciences humaines et sociales, sciences économique et juridique, sciences de la vie et de la terre et santé publique.

  • 1Traditionnellement gérées par les communautés, ces zones alternent périodes d’ouverture et de fermeture, avec parfois un noyau protégé en permanence, permettant une régénération durable des ressources.
  • 2L’Institut Louis Malardé (ILM) est un établissement public à caractère industriel et commercial, placé sous la tutelle du ministre de la santé du gouvernement de la Polynésie française. L’ILM exerce une activité d’analyses, de recherche et de négoce dans les domaines de la santé, de l’environnement, de l’hygiène et de l’alimentation.
  • 3CNRS / Sciences Po Paris.
  • 4Loi sur l’égalité réelle outre-mer portant sur l'égalité entre les Outre-mer et l’Hexagone.
Relevé des signatures sonores d’un récif corallien dans le lagon de Moorea
Relevé des signatures sonores d’un récif corallien dans le lagon de Moorea© Yannick CHANCERELLE / CRIOBE / CNRS Images

Dans les projets qu’elle coordonne et les thèses qu’elle dirige – à Mayotte, en Polynésie, à La Réunion ou à Saint-Pierre-et-Miquelon – les recherches portent sur la régénération des milieux, les usages traditionnels et leurs évolutions ou encore les dynamiques politiques et l’évolution institutionnelle face aux changements globaux. Des collectifs pluridisciplinaires de « scientifiques sans frontières » et un réseau de jeunes ambassadeurs de la chaire, sont déployés sur chaque territoire pour conjuguer ancrage local, analyse critique et action transformative. « Il faut sortir d’un regard centralisé porté par l’Hexagone et reconnaître les formes de savoirs, d’innovation et de résilience qui émanent des territoires eux-mêmes », insiste Camille Mazé-Lambrechts. 

La chaire souligne enfin l’importance d’une approche systémique qui déborde naturellement du seul cadre de l’océan. Elle accorde une importance particulière aux continuités socio-écologiques et aux dynamiques politiques, en identifiant les leviers et blocages à la transformation vers la soutenabilité.

De l’océan à la terre, un même destin

Car ce qui se joue dans les océans ne commence ni ne s’arrête à la ligne de côte. À Mayotte comme à Moorea ou en Martinique, la résilience des récifs dépend de ce qui se passe à terre : qualité de l’eau, usages agricoles, pressions foncières, artificialisation, etc. Et à l’inverse, la santé des lagons et des mangroves protège les populations des tempêtes ou de l’érosion.

C’est cette vision intégrée qu’épousent de plus en plus les projets menés dans ces lieux : une science à la croisée des enjeux écologiques, sociaux et politiques. Car les Outre-mer ne sont pas des marges, mais des vigies — des lieux d’alerte, d’expérimentation et d’innovation, où s’inventent d’autres manières de faire de la science et de mettre en action le politique, à travers un nécessaire décentrement du regard.

© Brice Marchal / CNRS