France 2030 : les sciences humaines et sociales en action

Institutionnel

D’abord centré sur les technologies de demain, le programme France 2030 s’est enrichi en 2024 d’un appel dédié aux sciences humaines et sociales, centré sur les grands sujets de société de demain. Six consortiums ont été retenus, doté de 9 M€. Le CNRS est partenaire de chacun. Leur objectif : enrichir les connaissances et en faire un levier d’expertise pour la décision publique. 

La recherche au cœur de France 2030 – plan d’investissement de l’État français – a jusqu’ici privilégié des thématiques d’avenir comme l’intelligence artificielle, l’énergie ou le spatial. Un paysage technophile dans lequel les sciences humaines et sociales (SHS) étaient exclues, même si, in fine, elles portent ou sont parties prenantes d’un certain nombre de PPR ou PEPR. « Les SHS n’ont sans doute pas assez l’habitude de se penser collectivement et de se constituer en force de propositions via des consortia », observe Marie Gaille, ancienne directrice de CNRS Sciences humaines & sociales1 , l’un des dix instituts du CNRS. Longtemps considérées comme l’enfant pauvre des financements compétitifs, les SHS connaissent pourtant un regain de visibilité en Europe, avec des succès remarqués aux appels ERC.

L’appel à manifestation d’intérêt (AMI) « Programmes de recherche en SHS », lancé au printemps 2024 et doté de 100 M€, vise à corriger ce déséquilibre au niveau national. Son ambition est double : mobiliser les SHS sur des thématiques à forte dimension sociétale et organiser la production de connaissances en vue de leur transfert. Comme le rappelle Philippe Tchamitchian, responsable de l’AMI pour l’Agence nationale de la recherche (ANR) : « Ces nouveaux projets doivent être à la fois une force de recherche et une force d’expertise, au service de la société ». Autrement dit, des SHS à impact, capables d’outiller le débat public, d’éclairer les politiques publiques et de nourrir les choix collectifs.

Sur dix-sept projets auditionnés par un jury international, six lauréats bénéficient chacun de 9 M€ sur six à huit ans. Ces derniers ont été sélectionnés autant sur leur solidité scientifique que sur leurs stratégies d’appropriation des résultats : gouvernance, dispositifs participatifs, baromètres, observatoires, formations. Bref, ils ont su répondre à une question cruciale : comment les résultats produits atteindront-ils leurs publics ?

Le CNRS, partenaire structurant des six lauréats

Si seuls les établissements d’enseignement supérieurs de recherche pouvaient être chef de file d’une candidature, le CNRS est partenaire des six projets retenus. « Le CNRS a été très largement sollicité pour accompagner les lettres d’intention, puis les projets présélectionnés. Dans ce contexte, la structuration de réseaux nationaux est un atout clé », souligne Marie Gaille. Par exemple, le groupement d’intérêt scientifique (GIS) « Démocratie et participation » joue un rôle important dans le projet DemoCIS porté par l’Université de Lille et sera en retour nourri par ses travaux. Elle pointe un autre élément décisif : quinze ans d’investissement dans les humanités numériques, le circuit de la donnée et désormais l’IA pour les SHS. « Avec Huma-Num, Progedo, la science ouverte… le CNRS a pu se positionner sur les circuits de la donnée, de sa création à sa diffusion. Et c’est un enjeu qui s’avère être très structurant et visible dans les projets financés », complète-t-elle. 

C’est pour ses infrastructures, ses compétences d’ingénierie et ses réseaux, mais aussi sa politique de soutien à la recherche à l’international et en faveur de l’innovation en SHS que le CNRS a été sollicité dans la structuration de ces nouveaux clusters thématiques en SHS que sont les projets issus de l’AMI SHS.

Le changement climatique vu par les sociétés

Côté thématiques, les six lauréats vont éclairer les débats autour de grands terrains d’actualité : démocraties, climat, religions, patrimoines, civilisations et troubles géopolitiques. Leur ambition commune est de documenter ce qui change et proposer des voies d’action.

À Grenoble, le projet FORESEE s’intéresse par exemple à la manière dont les sociétés, les territoires et les individus vivent les conséquences du changement climatique dans une logique de justice environnementale. Plutôt que de se limiter aux causes physiques du phénomène, il explore les émotions, les récits, les mécanismes d’adaptation et de résilience, ainsi que les effets des inégalités climatiques. Il privilégie une dimension sociale.

Le programme s’appuie sur un site déjà structuré, où les scientifiques en SHS travaillent de longue date avec les sciences de l’ingénieur et de l’environnement. « 60 % du budget iront à de la masse salariale, pour recruter des post-doctorants et des ingénieurs d’études en plus de ce réseau préexistant », indique Julie Sorba, vice-présidente recherche en SHS à l’université Grenoble Alpes. Le reste financera des livrables concrets : un observatoire des inégalités climatiques, un référentiel pour guider l’action publique, des formations continues pour agents et entreprises, etc. Des terrains de transferts sont également déjà engagés allant de l’avenir de l’industrie du ski aux procès climatiques menés avec le barreau de Lyon.

Pour Julie Sorba, FORESEE dépasse la seule production académique : « L’effet levier est réel : il permet d’aller plus vite dans la structuration de forces parfois dispersées ». Le CNRS, partenaire du consortium interdisciplinaire, contribue par son expertise en données, tandis que des établissements internationaux comme l’université d’Oxford au Royaume-Uni, le MIT aux États-Unis ou l’université de Stockholm en Suède ancrent le programme dans une dynamique d’échanges au long cours.

Les démocraties face à leurs fragilités

À Lille, le projet DemoCIS prend à bras-le-corps les crises démocratiques : défiance vis-à-vis des institutions, abstention, polarisation ou désinformation. « L’objectif est de prendre appui sur des recherches participatives et des recherches-actions pour impliquer les citoyens et les acteurs des politiques publiques dans un contexte de forte instabilité démocratique », explique Sandrine Chassagnard-Pinet, vice-présidente recherche en SHS de l’université de Lille.

Le consortium associe universités, instituts d’études politiques, CNRS et Inria, et mobilise plus de 300 scientifiques issus de plus d’une dizaine de disciplines. Il s’appuie sur le GIS « Démocratie & Participation », actif depuis 2009. Quatre grands défis structurent le programme : innover face aux crises institutionnelles, repenser les lieux d’expression de la citoyenneté, analyser la polarisation et les écosystèmes de désinformation et enfin renforcer les démocraties fragilisées.

Pour nourrir ces chantiers, DemoCIS organisera quatre conventions citoyennes dans différents territoires, chacune réunissant entre cent et cent-cinquante citoyens tirés au sort. Un baromètre de la démocratie viendra compléter ce dispositif inédit de recherche participative. Le CNRS contribue à nouveau par ses infrastructures de données, Huma-Num et Progedo, et par l’animation de réseaux de scientifiques.

« À ce jour, il n’existe pas de réseau de recherche européen pluridisciplinaire sur la démocratie. DemoCIS entend dépasser les frontières entre disciplines et ainsi poser les bases d’un véritable institut interdisciplinaire de la démocratie », souligne Sandrine Chassagnard-Pinet.

Religions : décrypter un sujet sensible

À Strasbourg, le projet ReligiS ambitionne de revisiter l’étude des faits religieux en France. « Nous sommes dans un contexte où le sujet de la religion est omniprésent et plus sensible que jamais. Strasbourg constitue un terreau naturel pour porter un tel projet, avec ses facultés de théologie protestante, catholique et son institut d’islamologie », rappelle Rémi Barillon, vice-président recherche de l’université de Strasbourg.

Le programme interdisciplinaire, mêlant économie, droit, sciences sociales, humanités et histoire des religions, entend structurer un champ longtemps resté marginal. Trois axes guident les travaux : situer le religieux dans ses frontières nationales et transnationales, interagir avec lui à travers les enjeux de laïcité, du politique ou des discriminations et l’analyser à l’aune des mutations contemporaines, notamment numériques. « Notre objectif est de développer de nouvelles catégories d’analyse pour un domaine où les repères traditionnels ne suffisent plus », souligne Éric Vallet, copilote scientifique.

« L’État attend de ce projet qu’il contribue à outiller la société française dans un domaine sensible où les initiatives sont aujourd’hui dispersées », poursuit Éric Vallet. La dimension de transfert est ainsi centrale : création d’un ReligiS Lab porté par Sciences Po et destiné à alimenter le débat public ; formations pour les professionnels ; rédaction d’un livre blanc, etc. 

La pérennisation de ces démarches passera également par la création à Strasbourg d’un collège international ReligiS et la perspective d’un GIS. Le CNRS, partenaire du projet, mobilise ses infrastructures de données pour soutenir le développement d’outils numériques et renforcer la visibilité de ses résultats. 

Un premier pas appelé à se prolonger

Pour le CNRS, l’AMI SHS révèle une évidence : la transition que nous vivons ne sera pas seulement technologique, mais aussi sociale, politique et culturelle. En ce sens, les six projets retenus témoignent d’une même exigence d’impact. « Les projets présentés étaient tous de très bonne qualité, mais l’enveloppe demeure contrainte, nous espérons voir une seconde vague de financement dans cette même dynamique », témoigne Marie Gaille.

« Les SHS ont beaucoup à dire sur les grands enjeux qui animent notre société, souligne Philippe Tchamitchian. Il y a également un véritable enjeu de pérennisation. Ces projets devront trouver une dynamique structurelle qui leur permettra de durer et d’exercer une influence durable au sein de la société ».

  • 1Fabrice Boudjaaba a été nommé directeur de CNRS Sciences humaines & sociales en septembre 2025.

Les six projets lauréats

DemoCIS (Université de Lille) : Face aux crises démocratiques – défiance institutionnelle, abstention, polarisation, désinformation –, DemoCIS mobilise plus de 300 scientifiques issus de multiples disciplines. Le projet veut structurer un réseau de recherche européen sur la démocratie et prend appui sur des dispositifs variés allant des conventions citoyennes à la création d’un institut dédié.

FORESEE (Université Grenoble Alpes) : FORESEE explore la manière dont les sociétés vivent les conséquences du changement climatique, encore peu étudiée. En s’appuyant sur la diversité des SHS, il analyse récits, inégalités et dynamiques sociales pour proposer de nouveaux cadres de résilience et de contrat social.

SPHINX (Sorbonne Université) : SPHINX fédère près de 500 scientifiques pour constituer un pôle européen d’expertise sur le patrimoine. Il s’intéresse à sa fabrique, aux patrimoines empêchés et aux processus de réappropriation, du temps géologique à l’époque contemporaine.

HERMES (Université Sorbonne Nouvelle) : HERMES interroge la manière de créer et de maintenir des communs culturels dans une société plurielle marquée par des transitions rapides. Le projet vise à renforcer la recherche interdisciplinaire, favoriser une approche inclusive du patrimoine et rapprocher scientifiques, acteurs publics et société civile.

ReligiS (Université de Strasbourg) : ReligiS repense l’étude du religieux dans un contexte où ses manifestations sont omniprésentes, mais complexes. Il associe sciences sociales, histoire et théologie pour développer un cadre interdisciplinaire et transférer les connaissances vers les décideurs et la société.

DECRIPT (Inalco) : DECRIPT analyse le rôle des récits civilisationnels dans les crises géopolitiques contemporaines, de la Russie à la Chine en passant par l’Ukraine et le Proche-Orient. Le projet entend fournir expertise et outils pour éclairer l’action extérieure de la France et de l’Europe.