EIC : l’Europe mise sur l’innovation de rupture, le CNRS en première ligne
Doté de moyens croissants et d’une ambition affirmée, l’EIC s’impose comme un levier clé de l’innovation européenne. Le CNRS y décroche des financements majeurs et plaide pour un alignement renforcé entre dispositifs européens et français, tandis que Bruxelles prépare déjà une montée en puissance du programme et un virage vers les modèles type Arpa.
Jérémie Margueritat est chercheur CNRS à l’Institut Lumière Matière à Lyon. Pendant le confinement en 2020, il a une idée : « détecter des virus en utilisant des vibrations virales grâce à la spectroscopie optique ». Pour avancer, il s’associe donc à une équipe espagnole qui a mis au point une approche similaire pour les bactéries. Ensemble, ils montent un consortium européen pour tenter de décrocher un financement pathfinder du Conseil européen de l’innovation (EIC). Ils déposent un premier projet en 2021 sous Horizon 2020, sous la forme d’un document d’une vingtaine de pages. Echec : « Il fallait une note de 4,7 pour obtenir un financement, nous avons obtenu 4,65. », se remémore-t-il. L’équipe soumet à nouveau son projet, intitulé Virusong, deux années de suite, et finit par obtenir un financement en 2022 - après avoir soumis une version de leur projet révisée par une relecture professionnelle moyennant 2000 euros. Les travaux débutent ainsi en 2023, avec un budget de 6 M€ pour quatre ans, « soit un 1 M€ par équipe partenaire » - en incluant un financement complémentaire obtenu dans le cadre du dispositif Hop-on qui permet d’ajouter un partenaire après l’obtention du projet.
Approche libre et ouverte et approche « par défis »
L’EIC a été officiellement lancé en 2021 dans le cadre d’Horizon Europe, après une phase expérimentale, avec un budget de 10 milliards d’euros pour les sept ans du programme afin de financer des projets d’innovation à bas niveau de TRL1 (pathfinder) et d’autres plus proche de marché (accélérateur), rendant possible, pour la première fois, une prise de participation de la Commission européenne au capital des start-up sélectionnées. Un programme « transition » permet par ailleurs de porter à des niveaux de TRL plus matures (5/6) des projets déjà financés par certains programmes européens (EIC pathfinder et ERC proof of concept entre autres). L’EIC combine en outre une approche ouverte, « bottom-up » et une approche dans laquelle des « défis » sont définis en amont dans une approche « top-down ». « Le principal objectif de l’EIC est de financer les innovations de rupture », commente Hedi Karray, un des dix gestionnaires de programme, autre spécificité de l’EIC, recruté à l’automne 2024 pour chapeauter la partie intelligence artificielle.
« La mission des gestionnaires de programme consiste à construire une vision en lien avec cet objectif en identifiant et en lançant des défis », explique-t-il. Une autre partie de leur mission consiste en « une gestion proactive des portefeuilles de projets » : « Nous accompagnons les projets pour les aider à passer du laboratoire au marché, en fournissant un soutien sous forme de recommandations, de mise en relation avec le marché et les investisseurs, afin d’accélérer cette transition et de maximiser leur impact », développe-t-il.
« Un pilier significatif » de la politique d’innovation du CNRS
« L’EIC constitue un élément important de la politique d’innovation du CNRS, à l’instar de l’ERC qui a contribué à mettre en lumière l’excellence scientifique » de l’organisme, témoigne Mehdi Gmar, directeur général délégué à l’innovation du CNRS. « L’EIC ne peut constituer, à lui seul, un outil de financement de l’innovation : il doit être considéré comme un complément aux dispositifs nationaux comme Bpifrance ou France 2030 », souligne-t-il. Pour autant, si « l’EIC n’a pas vocation à devenir l’alpha et l’oméga » de la politique d’innovation de l’organisme, il en est « un pilier significatif ». Aussi le CNRS s’implique-t-il dans les discussions sur l’avenir du programme.
Celui-ci pourrait connaître un triplement de son budget en 2028 avec le lancement du 10e programme-cadre de recherche et d’innovation, Horizon Europe, si Parlement européen et États membres de l’Union suivent la proposition présentée en juillet 2025 par la Commission européenne. De quoi contribuer à répondre à la préoccupation première de l’organisme : les taux de succès « beaucoup trop faible » : environ 2 % des projets présentés au programme pathfinder remportent ainsi un financement - ce même si, avec un taux de succès à 3,5%, le CNRS bénéficie d’un niveau de sélection beaucoup plus élevé que la moyenne européenne -, et 5% des projets présentés à l’accélérateur sont retenus.
- 1L'échelle TRL (Technology readiness level) évalue le niveau de maturité d'une technologie jusqu'à son intégration dans un système complet et son industrialisation.
« Avec des taux de succès aussi bas, même des projets jugés excellents peuvent ne pas être financés. Dans un contexte de forte concurrence, certains éléments de structuration des consortiums, comme la présence d’une PME, peuvent jouer un rôle différenciant », observe Daniel Lanzillotti-Kimura, directeur de recherches au CNRS et responsable de programmes européens. Il appelle également à la vigilance pour que la hausse attendue du budget ne soit pas absorbée par une augmentation du nombre de candidatures.
Vers un rapprochement avec les modèles Arpa-Darpa
Autre évolution envisagée par la Commission européenne : un rapprochement avec les modèles des agences publiques états-uniennes dédiées à l’innovation de rupture Arpa, et Darpa pour la Défense - le programme étant en effet amené à s’ouvrir à la recherche duale, civile et militaire, dès 2026. Avec cette évolution, « il s’agit d’identifier de grands sujets de recherche, à la manière des stratégies d’accélération de France 2030 », détaille Mehdi Gmar. « L’enjeu est de trouver un équilibre entre la liberté de recherche et la réponse à des défis identifiés, en encourageant les laboratoires à réfléchir à l’application possible de leurs résultats. » Un pilote de ces nouvelles modalités doit être lancé en 2026. Concernant l’évolution envisagée vers des modèles inspirés des agences américaines Arpa et Darpa, « ce n’est pas une fin en soi, mais une modalité différente à tester », analyse Daniel Lanzillotti-Kimura. « L’un des intérêts de ce type de financement réside dans l’existence d’étapes intermédiaires permettant de suivre l’avancement des projets avant d’engager la poursuite de l’investissement. »
Cette nouveauté, qui n’est pas destinée à supplanter les appels « ouverts », pourrait s’accompagner d’un rôle accru et d’une plus grande flexibilité accordée aux gestionnaires de programme. « On pourrait par exemple imaginer qu’un gestionnaire de programme appuyé par un comité puisse autoriser le transfert d’un projet du programme pathfiner au programme transition, lequel assure un échelon intermédiaire vers l’accélérateur », illustre ainsi Hedi Karray. « Aujourd’hui, pour rejoindre le programme transition, le porteur d’un projet pathfinder doit déposer une nouvelle candidature, ce qui peut prendre un an de procédure pour passer à l’étape suivante ». « D’autre évolutions seraient utiles », poursuit-il évoquant la prolongation du mandat des gestionnaires de programme, actuellement de 4 ans, afin de couvrir l’entièreté du projet, ou encore, le pouvoir « d’arrêter un projet et de réallouer son budget à un autre qui fonctionne mieux ».
Permettre un meilleur alignement des outils de financement français et européens
Mehdi Gmar souligne un point important à ses yeux : « Le CNRS plaide pour un meilleur alignement des outils de financement français et européens, et souhaite que, sous réserve d’une augmentation des moyens, des fast tracks (parcours rapides) soient développés pour rejoindre les appels transition, appuyés sur les dispositifs de prématuration portés par l’organisme. Aujourd’hui, ces parcours rapides exigent d’avoir déjà obtenu un financement européen, ce qui laisse un vide au niveau de la prématuration. »