Publications scientifiques : une surproduction fatale ?

Institutionnel

Trop nombreuses, frauduleuses ou écrites par intelligence artificielle générative : les critiques à l’égard des publications scientifiques s’accumulent à l’heure de leur surproduction. Faut-il dès lors en faire le deuil ? C’était le débat de la septième Journée science ouverte au CNRS.

Depuis de nombreuses années, il y a quelque chose de vicié dans le monde des publications scientifiques. Et ce processus s’accélère. En 2025, celles-ci approchent la barre des cinq millions d’articles inédits, quand elles n’étaient qu’un million dans les années 1980. La hausse est singulièrement forte durant la dernière décennie : les principales bases de données bibliographiques ont grossi de près de 50 % entre 2016 et 2020. Un phénomène décorrélé de l’augmentation des effectifs de scientifiques sur la même période (+ 16 % à l’échelle du globe)1 … et une disproportion qui pèse lourdement sur les épaules des scientifiques dans leur activité de relecture par les pairs (peer-reviewing), qui explique pour partie la croissance du nombre d’articles frauduleux, et donc d’articles rétractés : 10 000 en 2023, sur un total de 3 millions de nouvelles publications annuelles.

Ce quelque chose, Alain Schuhl, directeur général délégué à la science (DGDS) du CNRS, met le doigt dessus : « Avec l’émergence de l’intelligence artificielle générative, nous sommes dans un système qui ne peut plus avoir les mêmes standards que précédemment puisqu’il n’y a plus d’auteur, plus de relecteur et plus de lecteur ». Une « mort annoncée des publications scientifiques » décortiquée en détails lors de la septième Journée science ouverte au CNRS le 25 novembre 2025. 

Une partie de la journée était consacrée à comprendre les rouages de cette crise planétaire. Plusieurs orateurs et oratrices pointaient le rôle des usines à articles (paper mills), désormais dynamisées à l’intelligence artificielle générative. Quelle proportion des articles scientifiques représentent ces paper mills ? D’1 à 3 %, pour les estimations les plus basses. Mais ils illustrent un phénomène général, décrit par Lionel Maurel, en charge de l’édition scientifique à la direction des données ouverte de la recherche (DDOR) du CNRS2  : « Entre les articles générés par IA et les achats de citations, on arrive à la fin d’un cycle, à une perte de sens. Ces problèmes jusqu’alors marginaux ont été amplifiés par le modèle économique de l’auteur-payeur – une solution de facilité plutôt que de mener des changements structurels dans l’industrie des publications scientifiques – qui a aggravé les problèmes préexistants ».  

  • 1https://www.ouvrirlascience.fr/mesures-et-demesure-de-la-publication-scientifique/
  • 2Co-responsable édition scientifique et développement de l’accès ouvert à la DDOR.
Les paper mills ne représentent que la partie décriée la plus visible de la surproduction scientifique
Les paper mills ne représentent que la partie décriée la plus visible de la surproduction scientifique@bank_phrom / Unsplash

Toutefois, les paper mills et autres pratiques frauduleuses ne représentent somme toute que la partie visible – et la plus facilement décriée – de l’iceberg des publications scientifiques. La croissance phénoménale de celle-ci réside d’abord dans l’organisation de la recherche elle-même, avance Vincent Larivière, spécialiste de la bibliothéconomie à l’Université de Montréal1  : « La communauté scientifique publie trop. Et ce n’est pas l’IA qui va régler le problème de l’évaluation par les pairs. Ce dernier vient d’une surproduction d’articles scientifiques. Ce n’est pas un problème technique, mais un problème politique ». 

Surproduction et recherche plateformisée

À quoi tient ce problème politique ? À l’évaluation des chercheurs et chercheuses, encore souvent liée à leur volume de publications. « On publie plus parce qu’on est incité à l’être de manière individuelle », résume Vincent Larivière. Et ceci parfois jusqu’à l’absurde. Didier Torny, chercheur au CNRS en économie des publications2 , suggère ainsi que plusieurs articles « recherchent la non-lecture plutôt que la lecture », car ils s’adressent avant tout aux algorithmes bibliométriques de façon à gonfler artificiellement les CV de leurs auteurs et autrices. La pression à la publication touche autant les éditeurs scientifiques. « Par intérêt économique, ceux-ci acceptent un plus grand nombre d’articles à publier », explique Denis Bourguet, co-fondateur et co-directeur de Peer Community In, un service de recommandation de préprints fondé sur des évaluations par les pairs. 

À tel point que bibliométrie et économie sont désormais indissociables, ce que rappelle dans sa carte blanche Yves Citton3 . Dressant un parallèle entre l’industrie musicale et celle des publications scientifiques, le professeur de littérature et média relève qu’« en 2023, 57 % du chiffre d’affaires de la musique provient du streaming... et donc dépend d’une plateforme, potentiellement rachetable et réorientable à des fins idéologiques, à la différence des supports physiques comme les CD ».

  • 1Professeur titulaire à l’école de bibliothéconomie et des sciences de l’information à l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire Unesco sur la science ouverte.
  • 2Directeur de recherche CNRS en sociologie et délégué scientifique à la DDOR.
  • 3Professeur de littérature et média à l’université Paris-VIII et membre de l’Institut universitaire de France.
Tout comme l'industrie musicale a basculé de supports physiques vers le streaming, la recherche dépend désormais de plateformes numériques pour être lue
Tout comme l'industrie musicale a basculé de supports physiques vers le streaming, la recherche dépend désormais de plateformes numériques pour être lue@bdbillustrations / Unsplash

Moins connu que ses congénères des industries musicales et audiovisuelles, le modèle des plateformes a dorénavant conquis également le monde des publications scientifiques. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la production éditoriale en elle-même. La chercheuse en science de l’information et de la communication Chérifa Boukacem-Zeghmouri1  va jusqu’à parler d’une « recherche plateformisée », qui a fait basculer l’écriture d’articles scientifiques d’un « modèle éditorial au modèle du flot, où, comme à la radio et à la télévision, priment le coût, la vitesse et la facilité technique ». Or, ce « modèle médiatique est incompatible avec la science », fustige la chercheuse lyonnaise. Dans ce contexte d’une critique systémique de la recherche plateformisée dépendante de bases bibliométriques commerciales, le CNRS a annoncé, par la voix de son DGDS, la coupure début 2026 de son accès à l’une des plus importantes d’entre elles : le Web of Science de Clarivate Analytics. « L’abonnement au Web of Science coûte 1.4 million d’euros par an, qui serait dépensé d’une autre manière, pour soutenir la science ouverte », explique Alain Schuhl. Dès à présent, le CNRS invite ses chercheurs et chercheuses à se tourner vers des bases ouvertes comme OpenAlex, laquelle offre une meilleure visibilité aux revues non-anglophones et un plus grand nombre de revues que le Web of Science. C’est une étape cruciale dans la politique de science ouverte de l’établissement, qui s’inscrit dans la continuité du désabonnement de la base bibliométrique Scopus d’Elsevier au 1er janvier 2024. 

Décorréler l’évaluation des publications

Dans ces conditions, y a-t-il un sens à poursuivre encore les publications scientifiques ? Invités à une table-ronde, deux éditeurs y défendent l’intérêt de ces dernières, moyennant des corrections techniques. Chargé de l’innovation produit et technologique d’Elsevier, l’un des principaux éditeurs mondiaux, Olivier Dumon annonce que l’intégrité scientifique est un enjeu réel pour le groupe avec le renforcement de l’équipe intégrité, passée de deux personnes en 2023 à 120 personnes aujourd’hui pour un investissement de 20 millions de dollars. Avec une telle équipe, « Elsevier veille au maintien des taux de rejet – autour de 80 % – des articles soumis à publication », gage de qualité des papiers publiés. Concernant la pression exercée par la surproduction d’articles sur les relecteurs et relectrices, Olivier Dumon précise qu’« un article est rejeté 2,6 fois avant d’être accepté dans une revue » et vante la création d’un outil basé sur de l’intelligence artificielle « capable d’identifier des peer-reviewers pertinents au-delà des réseaux personnels de chaque éditeur ». 

  • 1À l’Université Lyon-I Claude-Bernard.
L'évaluation par les pairs a-t-elle encore un sens à l'heure de la surproduction scientifique ?
L'évaluation par les pairs a-t-elle encore un sens à l'heure de la surproduction scientifique ?@amstram / Unsplash

Emmanuelle Jannès-Ober, représentante de l’association des éditeurs publics français1 , s’attaque également au problème par le prisme du peer-reviewing : « Passer du temps à relire les papiers de ses collègues ne rapporte rien au niveau individuel, c’est du bénévolat », explique la représentante des éditeurs scientifiques français. Pour attirer de nouveaux profils et ainsi multiplier les capacités d’évaluation des articles soumis à relecture, Emmanuelle Jannès-Ober plaide ainsi pour rendre publiques et non-anonymisées les révisions par les pairs, de façon à ce « le relecteur ou la relectrice soit mieux valorisé dans son travail et que celui-ci soit pris en compte dans son évaluation de carrière ».

Une position trop restreinte aux yeux de Lionel Maurel puisque 90 % des manuscrits scientifiques en pré-print finiront par être publiés dans une revue. « Le peer-reviewing a perdu sa fonction première, regrette le chargé de l’édition scientifique. Aujourd’hui, un éditeur scientifique ne vend plus une qualité de la recherche, mais du prestige, c’est-à-dire une marchandise à la valeur infinie décorrélée du service rendu, sur laquelle reposent les frais de publication. Or, le peer-reviewing consiste désormais en une opération de hiérarchisation du prestige. Il ne s’agit plus de déterminer si le papier sera publié, mais où il le sera, en fonction de la notoriété de la revue ». À l’inverse des éditeurs, lui, comme d’autres intervenants, estiment que la crise de la surproduction ne sera résolue que par une réforme de l’évaluation de la recherche, découplée des indicateurs bibliométriques. 

  • 1Membre du directoire de l’Alliance des éditeurs scientifiques publics français.
Depuis la réforme de l'évaluation de ses chercheurs et chercheuses, le CNRS valorise d'autres pans de l'activité scientifique que les seules publications et notamment d'autres moyens de diffuser les connaisances scientifiques
Depuis la réforme de l'évaluation de ses chercheurs et chercheuses, le CNRS valorise d'autres pans de l'activité scientifique que les seules publications et notamment d'autres moyens de diffuser les connaisances scientifiques@johnishappysometimes / Unsplash

Antoine Petit, président-directeur général du CNRS, rappelle que c’est déjà le cas pour l’organisme depuis 2021 : « une réforme complète de l’évaluation individuelle des chercheurs et des chercheuses a été menée en concertation avec le bureau de la CPCN1 , afin de remettre les arguments qualitatifs au cœur de l’évaluation ». Pour faire avancer les pratiques de science ouverte, le CNRS a proposé quatre principes au Comité national dont l’objectif est double : favoriser une meilleure reconnaissance de la diversité du métier de chercheur et chercheuse et fonder l’évaluation annuelle de ses scientifiques sur du qualitatif et non plus du quantitatif. Dorénavant, les rapports d’évaluation contiennent une partie narrative qui consiste à raconter l’importance de telle ou telle découverte plutôt que se restreindre exclusivement aux indicateurs bibliométriques comme le facteur d’impact ou le H-Index. Une focale dont se moque Alain Schuhl : « Je n’ai jamais vu un prix Nobel décerné à une personne parce qu’elle avait publié 2583 publications. On la décore pour l’impact de ses découvertes scientifiques ».

Décorrélée de tels indicateurs, l’évaluation de la recherche peut à présent valoriser d’autres pans de l’activité scientifique que les seules publications : communications, activités de médiation, missions transverses… ou encore investissement dans la traduction d’articles scientifiques, qui faisait l’objet d’une série d’interventions. Parmi elles, Susanna Fiorini, coordinatrice scientifique de l’infrastructure de recherche OPERAS2 , dédiée à la science ouverte en sciences humaines sociales. L’un de ses services, Mondaecus, à vocation à « rassembler des traducteurs, des relecteurs et des experts dans différents domaines afin de fournir des traductions de haute qualité ». À l’heure de l’intelligence artificielle, la coordinatrice appelle à « mobiliser l’intelligence collective et l’expertise langagière disciplinaire autour de la traduction ». La traduction ou toute autre activité de dissémination des connaissances scientifiques rejoignent le vœu du DGDS du CNRS : « Il va falloir inventer de nouveaux moyens de diffuser les connaissances scientifiques ».

  • 1La conférence des présidents du Comité National représente les sections et les commissions interdisciplinaires du Comité national.
  • 2Open scholarly communication in the european research area for social sciences and humanities.