Comment se forment nos goûts musicaux ?
Au sein du laboratoire Mixtapes, Anne-Cécile Ott, post-doctorante en sociologie au CNRS, cherche à comprendre la manière dont les goûts musicaux se transmettent au fil des générations. A l’heure de l’avènement des plateformes de streaming musical et des réseaux sociaux, quel rôle tiennent encore les proches dans la découverte et l’amour de la musique ? Interview.
Nos goûts musicaux sont-ils vraiment personnels ou sont-ils hérités de notre entourage, en particulier de notre famille ?
Aujourd'hui, nous avons l’impression que nos goûts sont très individualisés et qu’ils ne sont pas hérités de la famille, notamment parce que l’accès aux plateformes de streaming s’est généralisé. Au sein du LabCom Mixtapes et du projet que l’on mène, on s'intéresse justement à ce qui reste des transmissions familiales. Notre hypothèse forte, qui s’appuie sur de nombreuses recherches en sociologie de la culture, c'est que la famille joue encore un rôle important dans ce qui est transmis, notamment à l'adolescence et dans l'enfance. Cette transmission familiale a une influence sur ce que l'on aime écouter, y compris jusqu'à l'âge adulte.
Comment les chercheurs arrivent-ils à mieux comprendre et cerner la complexité des goûts ?
Nous analysons des données d'enquêtes en sciences sociales, des questionnaires passés auprès d'utilisateurs de Deezer et des entretiens approfondis avec certains de ces usagers. Ces données sont ensuite croisées avec les données de pratique, c’est-à-dire l’analyse de stream depuis plusieurs années. C’est au croisement de ces données de pratiques et de ces données déclaratives que l’on peut, de manière tout à fait inédite, appréhender plus finement comment se construisent les préférences musicales et les pratiques d'écoute de musique.
Ces historiques de stream reflètent-ils vraiment ce que l'on aime en profondeur ?
C'est parfois un peu plus compliqué que ça. Dans les tops d'écoute d'un usager ou d'une usagère, on peut avoir des chansons ou des artistes qui ressortent fortement et qui ne sont pas mentionnées en entretien. Ça peut s'expliquer par un biais de désirabilité sociale – c’est à dire le fait de ne pas oser mentionner certains goûts- mais c’est aussi une question de contexte. En effet, certains artistes sont très hauts dans le top parce qu’ils sont écoutés dans des contextes festifs, ou pendant les séances de sport, ce qui ne reflète pas ce que les usagers aiment au plus profond. Croiser toutes les données permet d’avoir une vision plus complète de ce qu’est le goût musical.
Nos goûts évoluent-ils avec le temps ou avons-nous tendance à rester fidèle à une certaine influence de jeunesse ?
La question de l'évolution de nos goûts musicaux à travers le temps est une question importante. Jusqu'au collège, on écoute beaucoup ce qu'écoutent nos parents. A partir du collège, on va écouter davantage ce qu'écoutent nos pairs. Et à partir du lycée, les goûts s’individualisent. A l'âge adulte, les recherches montrent, en sociologie comme en psychologie, que ce que l'on a écouté à l'adolescence est particulièrement important et va marquer ce que l'on aime ou pas de manière durable en vieillissant.
Les plateformes de streaming et les réseaux sociaux ont-ils changé la manière dont les goûts se forment ?
Les jeunes de 15 à 24 ans sont près de 90 %, à écouter de la musique tous les jours. Et contrairement aux décennies précédentes, on écoute des choses plus individuellement parce qu'on est moins dépendant de cercles d'amis ou de famille qui nous recommandent de la musique.
De même, chez les jeunes âgés de 13 à 20 ans, les réseaux sociaux ont été mentionnés comme un des principaux facteurs d'influence et de découverte de nouvelles musiques, au premier rang desquels TikTok. Cependant, tous les adolescents, selon notamment les milieux dans lesquels ils ont grandi, n'ont pas les mêmes rapports aux réseaux sociaux. Certains conservent encore d'autres sources de découvertes, y compris des vecteurs que l’on pensait révolus, comme certains blogs spécialisés sur des genres ou des artistes en particulier !
Finalement, avec l'essor des plateformes de streaming et des réseaux sociaux, les manières dont on écoute de la musique et dont on construit nos goûts musicaux se recomposent. Les médias et internet occupent une place grandissante dans la socialisation des jeunes à la musique, mais il s'agit désormais d'interroger plus précisément comment cette socialisation médiatique s'articule avec d'autres, comme la socialisation par la famille et par les pairs.
A lire, à voir sur le même sujet
L'interview d'Anne-Cécile Ott en vidéo, sur la chaîne Youtube du CNRS
Le communiqué de presse sur l'inauguration du laboratoire commun Mixtapes, signé entre le CNRS, Deezer, l’EHESS, l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, l’Université Paris Cité et l’Agence nationale de la recherche (ANR).
L'article de CNRS le Journal "Les algorithmes nous poussent-ils à écouter toujours le même style de musique ?"