Crise d’hélium : le CNRS continue d’insuffler la science
Depuis quelques années, les laboratoires de recherche souffrent de l’inflation mondiale du prix de l’hélium, un gaz indispensable à bien des domaines scientifiques. Pour les soutenir, le CNRS met en place une stratégie nationale d’approvisionnement et de gestion de ce gaz rare.
Il fait aussi bien la joie des enfants qui courent après les ballons d’anniversaire que des scientifiques qui l’utilisent dans bien des domaines. Cet élément chimique à deux électrons, c’est l’hélium. Ce gaz, inerte, ne participe à aucune réaction chimique dans des conditions normales de température et de pression. À de très basses températures – on sait l’amener jusqu’à 1 Kelvin, soit -272° Celsius, voire encore en-dessous dans certains laboratoires –, il permet de refroidir aussi bien les aimants supraconducteurs des IRM des hôpitaux que ceux des RMN en laboratoire, les propulseurs des engins spatiaux que les systèmes magnétiques.
Or, ce gaz, dit « rare » par ses propriétés chimiques1 … l’est de plus en plus au niveau de ses ressources terrestres. En raison d’une inflation exponentielle de son prix, passé de 5 € le litre en 2018 à 35 € en 2023, l’hélium devient de moins en moins accessible aux laboratoires de recherche. Au CNRS, son achat pèse désormais jusqu’à 2 M€ par an.
Un gaz doublement rare
Cette inflation s’explique non pas tant par la rareté de la ressource, dont les stocks estimés laissent présager encore 150 ans d’utilisation au même niveau qu’aujourd’hui, que par son caractère hautement géopolitique. En effet, issu de l’industrie gazière, l’hélium n’est produit que par quelques pays – Algérie, États-Unis, Russie et Qatar entre autres – et dépend dès lors des relations internationales. L’inflation de ces dernières années remonte à 2013, lorsque les États-Unis, l’un des principaux pays producteurs, décidèrent de liquider puis de vendre aux enchères le stock de leur réserve fédérale, conservant pour leurs propres besoins l’hélium restant. Une décision qui fit flamber le cours de la matière.
En 2022, les sanctions occidentales contre l’économie russe après l’invasion de l’Ukraine, qui virent le boycott par les pays occidentaux d’une usine de production construite par la Russie pour compenser la baisse de la ressource étatsunienne, engendrèrent une pénurie d’envergure. Celle-ci fut « si forte que les fournisseurs ont usé de leur droit de cas de force majeure pour rompre leurs contrats avec leurs clients habituels et refuser de répondre aux sollicitations d’autres clients », se souvient Sébastien Turci, directeur de la direction déléguée aux achats et à l’innovation (DDAI) du CNRS.
- 1Les gaz rares, ou nobles, sont très stables et non-réactifs.
L’épisode laissa des traces dans la mémoire des laboratoires de recherche français. À l’époque délégué des Hauts-de-France, l’une des dix-sept délégations régionales du CNRS, Christophe Muller se rappelle encore l’effroi qui l’avait saisi lorsqu’on lui présenta la facture imprévue de 200 000 € pour réapprovisionner un spectromètre RMN 1200 MHz, le septième plus puissant au monde et le premier en Europe, très gourmand en hélium. « Heureusement que je ne suis pas cardiaque, car on avait le couperet sur le cou ! », s’exclame-t-il encore. Pour résoudre cette crise, le délégué régional avait dû « toquer à toutes les portes pour trouver de l’argent, mettre en froid le spectromètre et justifier toutes les dépenses auprès des financeurs publics ».
Par chance, un laboratoire du CNRS – l’Institut Néel, à Grenoble – abrite le deuxième plus gros centre de liquéfaction européen, après celui du Cern. L’hélium a en effet la particularité d’être presque intégralement recyclé par liquéfaction. Si l’Institut Néel avait, depuis l’installation de son premier liquéfacteur en 1953, une longue tradition du froid et de l’approvisionnement des unités de recherche voisines – en particulier l’Institut Laue-Langevin et l’European Synchrotron Radiation Facility –, il contribua en 2022 au réapprovisionnement de nombreux laboratoires au-delà de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Pour ces raisons, Christophe Muller, aujourd’hui délégué régional à Grenoble, voit dans l’Institut Néel « un site majeur et historique, dont le caractère avant-gardiste ne s’est jamais démenti et a été confirmé suite aux incidences de la guerre en Ukraine ». La DDAI a depuis tiré quantité d’enseignements de cet épisode. « Depuis 2022, la préconisation première au CNRS est de favoriser la récupération d’hélium, afin de moins dépendre des fluctuations mondiales, d’améliorer le bilan carbone du CNRS et de diminuer l’impact budgétaire de son achat », détaille son directeur.
Les vertus du recyclage
C’est dans ce contexte qu’à l’été 2024, Verena Poinsot, directrice de recherche au CNRS au Centre interuniversitaire de recherche et d'ingénierie des matériaux1 , a été nommée chargée de mission hélium auprès de la direction générale déléguée à la science de l’organisme. L’un des enjeux majeurs de sa mission est d’accroître la proportion d’hélium recyclé au sein des laboratoires de recherche : « Le recyclage peut monter jusqu’à 90 % du produit. Actuellement, il concerne près de 70 % de l’hélium au CNRS, malgré de fortes disparités disciplinaires. Sur les 650 000 litres que nous consommons chaque année, nous en recyclons un peu moins de 500 000, avec cependant près de 30 % de pertes représentant plusieurs millions d’euros », précise-t-elle. Et plus de 50 % de l’hélium recyclé provient du liquéfacteur de l’Institut Néel. Responsable du service de liquéfaction de l’Institut, Johan Guilhot sait combien le recyclage permet des économies considérables : « En 2024, nous avons recyclé 265 000 litres d’hélium pour un coût de liquéfaction à 3,78 € le litre (hors ressources humaines). En comparaison, les 30 000 litres rachetés auprès d’un fournisseur pour combler les pertes d’hélium par évaporation ont été obtenus au coût de 35,90 € le litre ». Le recyclage sur place facilite par ailleurs des transports sur de courte distance et bénéficie d’une électricité faiblement carbonée, deux atouts pour abaisser fortement le bilan carbone de cet élément indispensable à la recherche.
- 1CNRS / Toulouse INP / Université Toulouse-III Paul-Sabatier.
Liquéfacteur à hélium, une usine à gaz ?
À la rencontre du liquéfacteur de l'Institut Néel
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En plus de ces considérations budgétaires, le recyclage de l’hélium met pour partie les laboratoires de recherche à l’abri des crises géopolitiques. « En période de carence mondiale, les petits acheteurs, comme les laboratoires de recherche, ne sont jamais les premiers fournis », déplore la chargée de mission. Le délégué régional Alpes abonde dans le même sens : « Lorsqu’on utilise de l’hélium, il faut à la fois prendre en compte le coût d’achat, la souveraineté régionale et l’indépendance énergétique vis-à-vis des fournisseurs, de façon à éviter que les équipements les plus sensibles se retrouvent dépourvus d’hélium du jour au lendemain ».
Or, pour recycler autant, en plus des équipements de collecte de l’hélium, il faut des liquéfacteurs opérationnels. Et c’est là que le bât blesse : « Les laboratoires les plus consommateurs d’hélium en France possèdent certes de gros dispositifs de recyclage par liquéfaction, mais beaucoup, achetés à la fin des années 1990, sont vieillissants, voire obsolètes, et souffrent par conséquent de pannes à répétition », regrette Verena Poinsot. C’est aujourd’hui le cas des deux liquéfacteurs de l’Institut Néel, achetés en 1985 et 1996. « Les pannes nous embêtent depuis environ cinq ans », soupire Johan Guilhot. De fait, le plus récent des deux liquéfacteurs est en panne depuis début 2024 et une remise en route est espéré d'ici septembre. À l’Institut Néel, on espère que cet épisode facilitera le remplacement du liquéfacteur à terme par « une machine plus moderne pour gagner en efficacité énergétique, avec une amélioration du rendement, et en souplesse de pilotage, avec une mise en route ajustée sur les variations journalières du tarif de l’électricité », justifie Virginie Simonet, directrice adjointe de l’Institut Néel et responsable de son département Matière condensée et basses températures. Si un liquéfacteur coûte environ 2,5 millions d’euros, la directrice adjointe assure « un amortissement rapide vu le prix de l’hélium ».
Le CNRS, future centrale d’achat d’hélium pour l’ESR
En plus du recyclage, le CNRS, sous l’impulsion de sa chargée de mission, envisage une deuxième option, réduisant le coût d’achat d’hélium neuf issu des sites de production pour l’ensemble des laboratoires dont il assure la cotutelle : la centrale d’achat. Ce rôle, dont il est le seul établissement public à caractère scientifique et technologique à disposer, a été ajouté à ses statuts en 2015 ; il lui permet de « faire bénéficier tous les établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche des conditions économiquement avantageuses obtenues par le CNRS », précise Hélène Bodereau, directrice adjointe de la DDAI et responsable du pôle des achats nationaux. En pratique, suite à une remise en concurrence et dans le cadre d’un marché public national, le CNRS obtiendrait des conditions tarifaires d’achat d’hélium applicables à l’ensemble des laboratoires utilisant des crédits CNRS et accessibles à toutes les autres structures publiques de l’enseignement supérieur et de la recherche. La procédure pour identifier et retenir un fournisseur unique pour l’approvisionnement en hélium gazeux devrait s’achever en 2026.
Enfin, dernière option à la main du CNRS : le remplacement de l’hélium par des alternatives, lorsque cela est possible. Verena Poinsot en donne quelques exemples : « D’autres gaz inertes, tels que l’argon et l’azote, s’avèrent bien moins rares et chers que l’hélium et remplissent des fonctions similaires lorsqu’il s’agit d’obtenir une atmosphère inerte. Quant au refroidissement par l’hélium, des cryostats, dits “secs”, peuvent également s’en charger, bien qu’ils demeurent pour le moment très énergivores et descendent en température plus lentement ».
Recycler, centraliser et substituer l’hélium : tels sont les principales actions qu’envisage la chargée de mission dans le plan d’action qu’elle prépare. Un plan qui permettra de continuer à insuffler dans la recherche ce gaz qui, quoiqu’inerte, ébranle toute la science.