Diplomatie scientifique : comment les unités de recherche en SHS du CNRS agissent en temps de crise

Face à des crises comme l’invasion de l’Ukraine à grande échelle par la Russie, le CNRS joue son rôle dans la diplomatie scientifique. Différentes initiatives ont été mises en place pour soutenir les scientifiques confrontés à ces crises et pour renforcer les liens entre scientifiques et diplomates.

La science n’est pas imperméable aux crises qui agitent le monde. Il existe ainsi une diplomatie scientifique, à la fois conséquence et réponse aux défis internationaux. Le CNRS ne fait pas exception et participe à la diplomatie scientifique française, notamment via les sciences humaines et sociales (SHS).

«Il y a beaucoup de débats sur ce que recouvre ou non la diplomatie scientifique, où elle commence et où elle s’arrête, mais il s’agit globalement des interactions entre les mondes scientifiques et diplomatiques, explique Léonard Laborie, chargé de recherche CNRS au laboratoire Sorbonne-Identités, relations internationales et civilisations de l’Europe (SIRICE1 ), où il étudie les effets réciproques de la diplomatie sur la science aux XIXe et XXe siècles. Le terme ne devient courant qu’au début du XXIe siècle, même si les pratiques existaient déjà avant, notamment en SHS et en archéologie, autour de missions géographiques, ethnographiques et de campagnes de fouilles.»

«Après la chute du mur de Berlin, le discours sur la diplomatie scientifique s’est concentré sur la nécessaire alliance entre science et diplomatie pour la résolution des grands défis globaux, comme le changement climatique ou les épidémies, poursuit Léonard Laborie. Du point de vue politique, la diplomatie scientifique est alors comprise comme un moyen d’améliorer l’image et la capacité d’influence d’un État. Avec l’émergence de la Chine et l’agression russe de l’Ukraine, la diplomatie scientifique est aussi entrée dans un registre oppositionnel, avec la mise en œuvre de restrictions sur les circulations scientifiques et techniques, voire de sanctions.» Dans les faits, ces mesures s’accompagnent souvent d’une redirection des coopérations.

De Moscou à Varsovie

La crise ukrainienne a en effet eu de nombreuses conséquences scientifiques. Le Centre d’études franco-russe de Moscou a ainsi fermé dès février 2022. «Ce centre ne pouvait pas rester à Moscou et nous voulions décentrer le regard vers les pays d’Europe de l’Est et du Caucase dans nos travaux», précise Laure Delcour, maîtresse de conférences et directrice de l’Institut français de recherche sur l’Europe orientale, le Caucase et l’Asie du Nord (IRECA). Inauguré à Varsovie au mois de juin, cet Institut permet de rester le plus près possible du terrain pour les scientifiques, afin que leurs recherches restent empiriquement fondées.

«La recherche française se focalise sur cette zone en tenant compte des crises actuelles et en replaçant ces enjeux dans un temps plus long, continue Laure Delcour. La guerre en Ukraine bien sûr, mais également ce qu’elle engendre de problématiques sociétales, comme l’exil. Nous voulons croiser les différentes disciplines des SHS, des sciences politiques à la musicologie.» Un séminaire d’une semaine est prévu pour la rentrée avec des scientifiques boursiers ukrainiens de trois UMIFRE (CEFRES, CMB et IRECA) autour de réflexions sur la mémoire, la diaspora ou encore l’intégration européenne.

Ces « Unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger » (UMIFRE) sont placées notamment sous la double tutelle du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, et du CNRS. Plusieurs accueillent des chercheurs et chercheuses ukrainiens et ont redéployé leurs coopérations vers l’Ukraine. On compte parmi eux le Centre français de recherche en sciences sociales à Prague (CEFRES2 ) et le Centre franco-allemand de recherche en sciences sociales Marc Bloch3  de Berlin.

Un soutien aux scientifiques ukrainiens

Le CEFRES a ainsi mis en place des bourses non résidentielles pour soutenir les scientifiques ukrainiens, dès décembre 2022. «C’est une des actions dont le CEFRES peut être le plus fier, affirme Mateusz Chmurski, directeur de l’unité et maître de conférences en littérature d’Europe centrale à Sorbonne Université. Nous offrons un appui aux scientifiques ukrainiens qui sont restés sur place.» À partir de 220 candidatures en SHS, le CEFRES a accordé 37 bourses de 2000 euros, soit quatre mois de salaire moyen en Ukraine. Les lauréats et lauréates proviennent de 31 villes différentes, dont Marioupol et Boutcha martyrisées par la guerre. Ils bénéficient également d’un séminaire avec une visioconférence par mois, parfois interrompue par les alertes aux bombardements. Quatre boursiers ont de leur côté été accueillis au Centre March Bloch de Berlin.

Le CEFRES propose aussi des séjours allant de quinze jours à six semaines à Prague et en France dans des UMR du CNRS. «Ces séjours comprennent une journée d’étude à Prague (2023, 2024) et cette annéà Varsovie, précise Mateusz Chmurski. En plus de pouvoir travailler, cela permet aux scientifiques de dormir un peu loin des bombes. » Le directeur prend en exemple les travaux de Pablo Khudish, qui a développé un projet de numérisation des archives sur la Shoah et du génocide rom en Ruthénie subcarpatique (Ukraine de l’Ouest). Cette base lui a permis, suite à un premier financement du CNRS via l’UMIFRE, d’obtenir 40000 euros daides extérieures.

L’unité est en effet une habituée de la coopération internationale, et a inauguré dès 2017 le programme Tandem. L’idée est de faire travailler des chercheurs et chercheuses du CNRS avec des collègues de l’Académie des sciences tchèque, de l’Université Charles et l’Académie des sciences slovaque. Deux projets soutenus par ce programme ont ensuite reçu de prestigieuses bourses ERC.

Des rencontres entre scientifiques et diplomates

«Nous ne faisons pas de l’humanitaire, mais soutenons de vrais projets scientifiques, insiste Mateusz Chmurski. Certes nous renforçons l’influence de la France dans la région et valorisons le travail de nos collègues ukrainiens, mais le soutien se fait sur des critères académiques. En parallèle de tout ça, nous sommes assez fiers au CEFRES de proposer des formations à la recherche par la recherche, avec six financements annuels pour de la mobilité doctorale. Cela incite de jeunes chercheurs et chercheuses à ensuite continuer de travailler avec la France.»

Mais cette diplomatie scientifique a également besoin d’être nourrie de l’intérieur. «À la fin 2023, avec des collègues du centre Marc Bloch, nous avons mis en place une opération pilote de rencontres entre science et diplomatie, explique Pascal Marty, professeur de géographie à l’Université Panthéon Sorbonne et actuellement détaché au CNRS pour diriger la Maison française d’Oxford, une autre UMIFRE. Nous sommes partis de l’idée qu’il existe dans les UMIFRE une expertise scientifique de haut niveau, et qu’elle pourrait être mieux connectée aux diplomates du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Grâce à leur double tutelle, les UMIFRE sont un des outils de la diplomatie scientifique.»

La Maison française d’Oxford et le Centre Marc Bloch organisent ainsi des rencontres entre diplomates et scientifiques. Six thèmes ont ainsi été choisis en 2024 : migrations internationales et travail, relations santé et société post Covid, et villes et environnement pour la Maison Française d’Oxford ; et exil, Ukraine et environnement pour le Centre Marc Bloch. Le format commence par une prise de parole de dix minutes, puis un échange entre scientifiques et diplomates sur le reste de l’heure allouée. «Le but est de renforcer l’interconnaissance et l’intercompréhension entre les deux métiers, souligne Pascal Marty. Mais c’est aussi sensibiliser les diplomates aux résultats les plus récents de la recherche, qui a un fort potentiel pour éclairer la décision publique grâce à des connaissances indépendantes, objectives, vérifiées et robustes. Et cela en temps de paix comme en temps de crise.»

«Les SHS, au pluriel, sont absolument fondamentales, car elles donnent des clés de lecture et de compréhension des crises, conclut Laure Delcour. Elles permettent une collaboration internationale avec différentes approches et d’établir des ponts pour que les idées et les méthodes puissent circuler entre différents pays.»

  • 1CNRS/Sorbonne Univ./Univ. Panthéon-Sorbonne.
  • 2CNRS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
  • 3Ministère fédéral allemand de l’Enseignement et de la Recherche BMBF/CNRS/ Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères /Ministère chargé de Enseignement supérieur et de la Recherche.