Féminiser les sciences : comment réparer le « tuyau percé »
À l’automne 2025, un rapport déposé au Sénat auquel le CNRS a contribué a proposé plusieurs mesures fortes pour attirer et consolider les effectifs féminins dans les carrières scientifiques. Un enjeu de société qui dépasse les seules questions académiques.
« Moins d’un tiers des chercheurs scientifiques et à peine un quart des ingénieurs en France sont des femmes. Cette sous-représentation massive n’est pas une fatalité : elle résulte de biais, de stéréotypes, d’inégalités et de violences qui jalonnent le parcours scolaire et professionnel des filles et des femmes ». Les mots sont forts, surtout placés en ouverture d’un rapport sénatorial. Déposé en octobre 2025, le rapport « XX=XY, féminiser les sciences, dynamiser la société » a pendant six mois auditionné 130 personnes – parmi lesquelles une dizaine de scientifiques du CNRS – pour dresser un état des lieux de la présence des femmes en science, des causes de leur sous-représentation… et tâcher d’y remédier de façon concrète.
Co-rapportrice, la sénatrice Laure Darcos en explique la genèse : « Le détonateur a été la réforme du lycée en 2019, avec le retrait des mathématiques du tronc commun des classes de 1ère et Terminale ». La disparition des séries – dont le bac S – entraîne une diminution considérable des effectifs féminins dans les filières scientifiques. Depuis ladite réforme, on observe 60 % de jeunes filles en moins dans ces disciplines, comme le montre Mélanie Guesnais, coordinatrice du collectif Maths & Sciences1 . Une baisse initiale du vivier qui se prolonge par la suite dans les études supérieures. À l’École polytechnique par exemple, on ne compte plus que 17 % de filles admises en 2024 contre 23 % en 2021. Et à chaque étape des études (master, doctorat) puis de la carrière scientifique (chargée de recherche / enseignante-chercheuse, directrice de recherche / professeure des universités, directrice d’unité…), la proportion de femmes diminue : c’est ce qu’on appelle le « tuyau percé ».
L’excellence scientifique, apanage des hommes ?
Or, ce tuyau est percé pour de multiples raisons. Indéniablement, une large partie des jeunes filles abandonnent les sciences – particulièrement les sciences exactes – parce qu’elles se les imaginent l’apanage des garçons. La représentation masculine des sciences entraîne en effet un phénomène « d’autodéterminisme des filles dès leur plus jeune âge », soutient la sénatrice, qui les conduit à se diriger vers d’autres métiers, qu’elles estiment plus conformes à l’image qu’elles se font des femmes adultes. Par la suite, bon nombre de celles qui se lancent malgré tout dans une carrière scientifique essuient « le sentiment d’imposture et la présence de boy’s club2 , deux éléments importants du plafond de verre auquel les femmes se heurtent », explique Mathieu Arbogast, chargé de projets à la Mission pour la place des femmes du CNRS auditionné dans le cadre du rapport sénatorial. En un mot, « il faut faire évoluer l’image de l’excellent scientifique », ce que le CNRS s’efforce par ailleurs de faire via plusieurs actions de médiation scientifique, comme les expositions photographiques « La Science taille XX elles » ou « Ingénieuses ».
- 1https://theconversation.com/comment-la-reforme-du-lycee-eloigne-les-filles-des-maths-et-des-sciences-224773
- 2Un boys’ club est un réseau informel privé largement ou exclusivement masculin dont les membres, socialement homogènes, sont choisis par cooptation afin de s’entraider dans le domaine professionnel en usant de leur influence.
Mais le rapport met en avant des causes intrinsèques à l’organisation de la recherche elle-même plutôt qu’à ses représentations. Lors de son audition au Sénat, la sociologue Sophie Pochic insiste sur « la reconfiguration insidieuse des organisations académiques » ces vingt dernières années : « la course à l’excellence et surtout la précarisation des carrières académiques reproduisent et invisibilisent des inégalités sexuées ». Et de prendre quelques exemples concrets de cette excellence scientifique centrée sur les hommes1 : l’injonction aux mobilités internationales, défavorables aux femmes, surtout lorsqu’elles sont mères ; la pression à la publication, difficile à soutenir pour les femmes quand elles assurent encore la majorité du travail domestique et parental ; l’exposition aux violences sexistes et sexuelles, notamment lors des manifestations scientifiques en résidentiel ; ou bien une évaluation pour l’accès sélectif aux financements et aux postes permanents qui repose encore souvent sur un jury majoritairement masculin, non-exempt de biais de genre. « Ainsi, quelles que soient leurs compétences, les femmes scientifiques se trouvent à armes inégales dans le jeu de la mobilité internationale précarisée », soutient la directrice de recherche au CNRS2 et membre de la chaire Femmes et sciences de PSL.
Cette sous-représentation des femmes en science a des effets concrets par-delà la recherche. Laure Darcos rappelle ainsi qu’une « faible place des femmes dans la recherche sur l’intelligence artificielle (IA) entraînera des recherches orientées majoritairement vers des patients masculins dans l’IA santé… et donc des résultats désastreux pour la santé des femmes ». Mathieu Arbogast rejoint la sénatrice sur l’importance de développer la prise en compte du sexe et du genre dans toutes les disciplines et, pour ce faire, de s’appuyer sur « les sciences humaines et sociales, en premier lieu, mais aussi les sciences cognitives, les neurosciences et les sciences politiques et juridiques qui éclairent les décisions politiques pour l’égalité ». Et ce « dans un contexte d’attaques de plus en plus virulentes à l’encontre de ces travaux, indissociables des remises en cause de la science en général », souligne le chargé de projets.
Comment réparer un tuyau percé
Féminiser les sciences est d’autant plus important que le programme France 2030 ambitionne de recruter 60 000 ingénieures et ingénieurs supplémentaires. Aussi, nourri par ces recherches, le rapport du Sénat envisage une série d’actions très concrètes pour réparer le tuyau percé et envisager des recrutements futurs aussi paritaires que possibles. Repenser les processus de sélection au sein des filières scientifiques, en adaptant les épreuves des concours d’entrée aux grandes écoles ; rendre obligatoire, dans l’ensemble des établissements d'enseignement supérieur scientifique, la mise en œuvre d'un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles ainsi que les formations du personnel académique sur ces questions ; développer des dispositifs incitatifs et accueillants pour les filles souhaitant s’orienter vers des filières scientifiques sélectives, comme des bourses dédiées, des places en internat ou des espaces temporaires de non-mixité ; enfin, expérimenter des quotas de filles dans l’enseignement supérieur scientifique à différents degrés et niveaux de la scolarité.
Pour justifier cette mesure souvent controversée, Laure Darcos dresse un parallèle avec le monde politique, où l’adoption au début des années 2000 de quotas en faveur des femmes éligibles a permis une nette croissance des femmes en politique. À l’Assemblée nationale, les députées sont ainsi passées de 10,9 % en 1997 à presque 35 % en 20241 . « Les quotas en politique ont œuvré pour les générations suivantes, affirme la sénatrice. Si la première génération de femmes en politique a essuyé les sarcasmes des hommes, elle a permis à la deuxième génération de se lancer, sûre qu’elle était d’y avoir toute sa place ». Une tendance qu’elle espère désormais voir gagner la science.
- 1https://www.vie-publique.fr/eclairage/19618-parite-politique-hommes-femmes-quels-resultats#un-dispositif-contraignant-pour-favoriser-la-parit%C3%A9
Deux autres rapports sur les femmes en science
Outre ce rapport sénatorial, les scientifiques du CNRS ont contribué à deux autres rapports publics récemment publiés. Tout d’abord « Filles et mathématiques : lutter contre les stéréotypes, ouvrir le champ des possibles », remis en février 2025 à l’Inspection générale des finances et à l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche. Lui aussi préconise l’adoption de quotas de sexe, ce dont se réjouit Christophe Delaunay, directeur adjoint scientifique de CNRS Mathématiques, institut du CNRS auditionné dans le cadre de ce rapport : « Ces propositions de mesures fortes nous ont conforté dans notre propre démarche ».
En mai, plusieurs scientifiques du CNRS participaient au rapport « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons. Quel bilan de la décennie, quelles priorités d’ici à 2030 ? » remis à France Stratégie. Celui-ci constatait que la diminution des stéréotypes entre les femmes et les hommes stagnait, voire repartait à la hausse, en particulier chez les jeunes, notamment sous l’influence des réseaux sociaux. Haut-commissaire au Plan et Commissaire général de France Stratégie, Clément Beaune y résume d’une formule l’origine de la sous-représentation des femmes, notamment en science : « Ces représentations dans les têtes nourrissent les inégalités dans les faits, les discriminations, voire les violences sexuelles ou sexistes. C'est un continuum, un esprit d’égalité qu’il faut bâtir, dès la petite enfance ».