La France au cœur de la recherche polaire mondiale
À l’occasion de l’UNOC-3 a été présentée une prospective sur la recherche scientifique française aux pôles, le premier livrable de l’agence de programme Climat, biodiversité et sociétés durables, confiée au CNRS.
L’agence de programme que vous dirigez vient de sortir une prospective sur la recherche polaire française. Pourquoi ce choix pour son premier livrable ?
Elsa Cortijo1 : En 2022, Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur pour les pôles et les océans, avait remis la première stratégie polaire française au président de la République. Ce document estimait alors les besoins d’investissement de la France aux pôles à 1 milliard d’euros d’ici 2030. Dans ce budget, le soutien à la recherche comptait pour 100 millions d'euros, en complément d’actions spécifiques à destination des infrastructures telles que la construction d’un nouveau navire français semi-hauturier Pacifique-Antarctique, le Michel Rocard, de la reconstruction à partir de 2026 de la station Dumont-d’Urville sur la péninsule antarctique et de la rénovation de la station franco-italienne Concordia.
Par la suite, lors du sommet international One Planet Polar Summit fin 2023, Emmanuel Macron a annoncé le lancement d’un programme de recherche sur l’Antarctique de l’Est pour lequel la communauté scientifique s’était fortement mobilisée. Dans la foulée, mi 2024, quelques mois après la création des agences de programmes, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche nous a sollicités pour établir une prospective polaire scientifique, le pendant pour la recherche de la stratégie polaire. En pratique, cette prospective vise à traduire l’ambition de la stratégie polaire en orientations de recherche concrètes, autour d’un programme cohérent, interdisciplinaire et tourné vers la coopération internationale.
- 1Directrice exécutive de l’agence de programme Climat, biodiversité et sociétés durables.
Pour ce premier livrable, l’agence a pris en charge la maîtrise d’ouvrage et confié la maîtrise d’œuvre au CNRS, via son institut CNRS Terre & Univers, en associant l’ensemble des partenaires de l’agence impliqués dans la recherche au pôle (CEA, Ifremer, MNHN et plusieurs universités). Avec 10 % de ses UMR sous cotutelle concernées par la recherche polaire et 70 à 80 % des publications françaises sur les pôles, le CNRS constitue l’organisme de recherche français disposant du plus de forces dans ce domaine et représente le deuxième institut mondial en nombre de publications sur les régions polaires.
Quelles sont les grandes conclusions de cette prospective ?
E. C. : La prospective publiée aujourd’hui, à l’occasion de la troisième conférence des Nations unies sur les océans (UNOC-3) à Nice, présente un programme structurant de recherche aux pôles élaboré par la communauté scientifique nationale. Un programme interdisciplinaire qui couvre les trois régions polaires – Arctique, Antarctique et terres subantarctiques – et l’ensemble du système socio-environnemental polaire (voir encadré ci-dessous). Cette démarche s’inscrit également dans le cadre d’une coopération internationale forte, avec la Décennie d’action pour les sciences de la cryosphère (2025-2034) lancée par l’Unesco, mais aussi dans la perspective du programme international Antarctica InSync1 (2027-2030) et sur un plus long terme de l’Année polaire internationale 2032-2033. C’est une opportunité unique pour la France d’apporter une contribution essentielle à l’effort de recherche international sur les pôles. La recherche reste en effet le ticket d’entrée du pays, en tant que nation non polaire, dans les discussions géopolitiques sur ces régions.
- 1Le programme de recherche international Antarctica InSync (2027-2030) vise l’observation des liens entre l’atmosphère, la glace, l’océan, le climat, l’environnement et le vivant, y compris les pressions humaines, en Antarctique et dans l’océan Austral.
15 défis scientifiques et des investissements importants : les priorités pour la recherche polaire
L’Arctique se réchauffe près de quatre fois plus vite que la moyenne mondiale, les glaciers fondent en Antarctique, des virus atteignent les régions subantarctiques… « Les pôles sont à la fois des sentinelles et des moteurs du climat, et ce qui s’y passe a des conséquences sur les écosystèmes et les populations à l’échelle aussi bien locale que globale », explique Gaël Durand1 qui a coordonné la prospective polaire. Fruit d’un travail collaboratif impliquant 20 % de la communauté scientifique concernée, celle-ci « a permis d’identifier les forces de la communauté scientifique française et ses priorités ». Elle liste ainsi 15 défis scientifiques interdisciplinaires en lien avec les trois grandes régions polaires, ainsi que plusieurs défis techniques, méthodologiques, logistiques mais aussi diplomatiques (développement d’instruments, outils numériques, accès aux pôles, etc.). « Les grandes questions scientifiques se posent aux interfaces entre les disciplines et ce qui se passe en Arctique nous renseigne sur l’Antarctique : il faut décloisonner à la fois les recherches et les régions. Cette vision d’ensemble, nourrie d’une approche scientifique intégrée et globale prenant en compte l’ensemble du système socio-environnemental, nous aidera à mieux comprendre les évolutions des pôles et à mieux les anticiper », décrypte le coordinateur, qui prévient : « Pour mettre en action ces priorités de recherches, il faudra des moyens humains et financiers ».
- 1Directeur de recherche CNRS à l’Institut des géosciences de l’environnement (CNRS / INRAE / IRD / Université Grenoble Alpes) et délégué scientifique aux affaires polaires de CNRS Terre & Univers.
Outre ce premier livrable, quels sont les prochains projets de l’agence ?
E. C. : Deux autres sujets sont en cours de lancement.
Le premier sujet est traité de manière collective avec les agences de programme « Agralife » portée par l’INRAE et « Santé » portée par l’Inserm. Il concerne la thématique One Health1 (« Une seule santé »), notamment dans le contexte d’un sommet international à venir. De ce vaste sujet, nous avons retenu deux angles : les enjeux cruciaux des données et la question des Outre-Mer, en première ligne des changements environnementaux. Le pilotage a été confié par les trois agences de programme à l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).
- 1Ce concept vise à mettre en lumière les relations entre la santé humaine, la santé animale et les écosystèmes et à faire le lien entre l'écologie et la médecine humaine et vétérinaire.
L’autre sujet porte sur les interventions climatiques humaines, plus connues sous le nom de « géo-ingénierie ». Face à la difficulté de réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, en dépit des efforts en ce sens déjà effectués et qui doivent être poursuivis, il germe de plus en plus dans un certain nombre d’esprits l’idée de mettre en œuvre des technologies spécifiques. Celles-ci visent soit à soustraire du CO2 de l’atmosphère, par exemple en augmentant le taux d’absorption de carbone par les océans – une stratégie qu’on appelle carbon dioxyde removal (CDR) –, soit à modifier le bilan radiatif de la planète1 pour éviter qu’elle ne surchauffe, en envoyant des aérosols dans l’atmosphère – un procédé qualifié de solar radiation modification (SRM). CDR et SRM recouvrent plusieurs technologies qui sont pour l’essentiel immatures, parfois à la limite de la science-fiction, qui nécessiteraient par ailleurs des investissements colossaux. Plusieurs d’entre elles peuvent en outre présenter une éventuelle dangerosité qui inquiète la communauté scientifique et nécessitent des travaux de recherche spécifiques.
Les pays et les communautés scientifiques se montrent très divisés sur les interventions climatiques. Tandis que certains réclament un moratoire, d’autres les envisagent de plus en plus comme des pistes à examiner contre le dérèglement climatique, à l’instar du Royaume-Uni qui vient de lancer un premier appel à projets sur les SRM. Ces questionnements se retrouvent au sein même du GIEC, où l’enjeu est désormais de savoir s’il faut ou non intégrer certaines de ces technologies aux travaux de son septième rapport, à paraître d’ici la fin de la décennie. Dans ce cadre complexe, l’objectif de notre travail, soutenu entre autres par le ministère de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, sera d’aboutir à une feuille de route nationale dans une perspective européenne.
Situés à l’interface des problématiques de la recherche et de la société civile, ces deux nouveaux sujets se trouvent au cœur des problématiques de notre agence de programme.
- 1Le bilan radiatif compare l’énergie parvenant à la surface de la terre et l’énergie qui est réémise par la planète.