« La grande entreprise n’est plus cette grande inconnue de la sociologie »
Les sociologues Antoine Vion et François-Xavier Dudouet, respectivement membres du Centre nantais de sociologie (CENS)1 et de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO)2 , ont reçu le 25 mars dernier le 38e Prix Turgot-DFCG. Ce prix vient récompenser leur ouvrage « Sociologie des dirigeants des grandes entreprises », fruit de quinze années de recherche. Trois questions à Antoine Vion, professeur de sociologie à l'université de Nantes, pour mieux comprendre celles et ceux qui gouvernent le monde.
Pourquoi avoir consacré un livre à la sociologie des dirigeants des grandes entreprises ?
Antoine Vion : Les multinationales ont longtemps été étudiées de manière abstraite, souvent à travers une approche organisationnelle, mais rarement sous l'angle de leurs dirigeants. Un peu avant 2010, avec mon collègue François-Xavier Dudouet, directeur de recherche CNRS en sociologie politique et morale, nous avons voulu nous concentrer sur cette question essentielle : qui sont les dirigeants des grandes entreprises ? Nous avons étudié leurs parcours, leurs origines sociales et leurs modes de fonctionnement.
Il importe de préciser que la sociologie avait délaissé ces sujets. La dernière grande étude consacrée au patronat, réalisée par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin, datait de 1978 ! Il était donc temps que notre discipline s’intéresse spécifiquement aux dirigeants et non uniquement aux organisations patronales.
Lorsque les éditions La Découverte nous ont contactés pour concentrer en 128 pages le fruit de nos quinze ans de recherche, nous avons trouvé l'exercice stimulant. Ce format contraint nous a poussés à faire preuve de rigueur et à proposer une analyse claire et accessible.
Quelles sont les grandes lignes de votre ouvrage ?
A. V. : Tout d’abord, nous défendons l’idée qu'il faut prendre le droit au sérieux, en considérant notamment la manière dont le statut des sociétés anonymes par action joue sur le mode de direction des grandes entreprises. Selon nous, les économistes qui affirment que les actionnaires sont propriétaires du capital productif, se trompent. Les actionnaires ne sont pas propriétaires du capital productif, mais propriétaires de titres qui leur ouvrent des droits. Seule la personne morale détient les actifs productifs. Cette dépatrimonialisation de l'entreprise, Marx l’avait vue à la fin de sa vie. La gouvernance de l’entreprise est liée à l’actionnariat, et non au rapport de propriété.
Par ailleurs, nous démontrons qu’il n’existe strictement aucune corrélation entre la capitalisation des actifs (les usines, les machines, etc.) et la capitalisation boursière. La finance moderne transforme la manière dont les grandes entreprises sont gérées. Notre travail d'analyse des grandes entreprises, complexe et exigeant, nécessite d'avoir accès à beaucoup de données. Pendant quinze ans, nous avons étudié de manière systématique tous les rapports annuels des entreprises. C’est notre « marque de fabrique ». Notre compréhension des mécanismes financiers a été reconnue par les professionnels des directions financières lors de la remise du Prix spécial Turgot-DFCG (Association Nationale des Directeurs Financiers et de Contrôle de Gestion). Selon nous, le droit et la comptabilité ne sont pas juste des instruments de pouvoir. Ils ont des impacts sur l'action, sur les modes de définition des enjeux stratégiques, etc.
Autre point notoire, un des éléments de la croissance de la capitalisation financière des entreprises repose sur la croissance desdites entreprises. Pour rester toujours attractives au niveau boursier, les grandes entreprises font des opérations financières très complexes et sont gérées sous forme de holding.
Enfin, depuis quarante ans, les carrières des dirigeants évoluent. Les profils qui maîtrisent à la fois la finance de marché et la finance d'entreprise ont des trajectoires plus rapides. La financiarisation se manifeste par le poids de la finance dans les prises de décisions stratégiques, par la concentration de la gestion des actifs par quelques grands fonds, par la monétisation de la dette et par la structuration d'un système global de hausse des rémunérations. Autrement dit, si une entreprise est mieux « pricée » sur les marchés financiers, ses dirigeants peuvent accéder à des hausses de rémunération grâce à la valorisation des actions qui leur sont données gratuitement. On comprend aisément que leur intérêt est de faire monter le prix de l'action.
Finalement, quelle est selon vous la botte secrète des dirigeants ?
A. V. : Le pouvoir des dirigeants de grandes entreprises qui nous semble central, c'est la capacité à absorber toutes les critiques. Nous consacrons le dernier chapitre de notre ouvrage à la question de « l’économie morale » des grandes entreprises. Les griefs de la population à l’encontre des dirigeants des grandes entreprises sont nombreux, qu’ils pointent les avantages fiscaux, la fortune des fondateurs, la question de la responsabilité sociale par rapport à l'emploi, les pollutions et autres écocides, et plus globalement l'indifférence des dirigeants à ces questions-là.
Pourtant, ces dirigeants font preuve d’une fascinante capacité politique à répondre à ces critiques par un ensemble d’actions et de normes volontaires, souvent en prévenant la mise en place de réglementations étatiques. Les grandes entreprises entrent dans une forme de « domestication des opposants » pour reprendre l’excellente formule de l’économiste américain Hirschman.
Les multinationales sont, en réalité, de grandes bureaucraties privées. Leur différence avec les bureaucraties publiques réside dans le fait qu’elles sont dirigées par des mandataires sociaux. Leurs dirigeants sont, le terme peut surprendre, des bureaucrates, extrêmement réactifs aux critiques dont ils font l’objet et capables de mobiliser d’importantes ressources pour se relégitimer si besoin.
Les défaillances d'entreprises en France
Antoine Vion et Élise Roullaud (Centre Nantais de Sociologie - CNRS / Nantes Université), sont les auteurs d'une grande enquête sur les défaillances d’entreprises en France, en partenariat avec le Conseil national des administrateurs judiciaires et des mandataires judiciaires (CNAJMJ) et l'Observatoire des données économiques. Réalisée à partir des données sur la santé des entreprises du CNAJMJ, cette étude montre une défaillance record des entreprises en France en 2024.