Les infrastructures de recherche au défi de la transition environnementale

Institutionnel

Alors que le Cern a rendu publique l’étude de faisabilité du projet de futur collisionneur circulaire (FCC), des associations et des communautés scientifiques questionnent l’empreinte environnementale de telles infrastructures de recherche. Une invitation pour la recherche à faire avancer la connaissance de manière soutenable. 

Près de 90 km de circonférence à 200 m de profondeur, un budget de 15 milliards de francs suisses1  sur douze ans, le tout pour une exploitation de 70 ans : les chiffres du Future Circular Collider (FCC), qui est proposé pour prendre la relève du LHC au Cern à l’horizon 2040, impressionnent. Celui qui sera le plus grand accélérateur de particules au monde s’efforcera de résoudre les questions cruciales encore irrésolues de la physique fondamentale qui font suite à la découverte en 2012 du boson de Higgs. Mais, avant même que ne soit publiée début avril son étude de faisabilité, plusieurs associations et des scientifiques dénonçaient l’empreinte environnementale de ce chantier gigantesque.

Mesurer l’empreinte environnementale des infrastructures

Le cas du FCC illustre un questionnement récent. À l’heure de la transition environnementale, le caractère énergivore des infrastructures de recherche et l’impact environnemental de leur construction interrogent, y compris au sein des communautés scientifiques elles-mêmes : outre les accélérateurs de particule, les salles blanches, les data centers et certains télescopes géants suscitent des controverses au sein de leurs communautés respectives. L’enjeu est tel qu’en 2022, le président-directeur général du CNRS avait saisi le comité d’éthique de l’organisme pour étudier la question de l’impact environnemental de la recherche scientifique. Le Cern, qui publie depuis bientôt dix ans des rapports environnementaux annuels, est lui-même bien conscient de ces problématiques, comme le souligne Christelle Roy, directrice de CNRS Nucléaire et Particules, l’un des dix instituts du CNRS: « Vu l’ampleur du projet, le Cern s’est engagé à ce que le FCC soit un exemple d’infrastructure de recherche durable, intégrant les principes d’écoconception à chaque phase du projet, de la conception à la construction, à l’exploitation et au démantèlement ». Le troisième volume du rapport sur la faisabilité du FCC détaille en 350 pages les concepts et les pistes permettant de maintenir l'empreinte environnementale de l’accélérateur à un faible niveau, tout en stimulant les nouvelles technologies au profit de la société et en développant des synergies territoriales telles que la réutilisation de l’énergie. Deux autres rapports plus détaillés sont encore à venir. L’un étudiant l’ensemble des impacts environnementaux du projet : sols, paysage, forêts et agriculture, bruit, qualité de l'air, trafic, topographie et reliefs, zones humides, biodiversité, habitats, faune et flore et urbanisation. L’autre son empreinte carbone et sa durabilité. 
 

  • 1Soit un peu plus de 16 milliards d’euros.
Haut de 16 m et long de 26 m, le détecteur ALICE au LHC enregistre plusieurs centaines de collisions frontales d'ions lourds par seconde.
Haut de 16 m et long de 26 m, le détecteur ALICE au LHC enregistre plusieurs centaines de collisions frontales d'ions lourds par seconde.© Cyril FRESILLON/LHC/CNRS Images

En septembre 2024, une étude publiée dans Nature Astronomy calculait pour sa part l’impact carbone de l’astronomie. Ses résultats sont sans appel : les émissions de gaz à effet de serre suivent une tendance croissante, largement dominée par les missions spatiales. L'extrapolation de ces tendances montre une trajectoire incompatible avec les objectifs de l'accord de Paris, même en cas de décarbonation accélérée. Pour Nicolas Arnaud, directeur de CNRS Terre & Univers, une telle étude n’a rien d’un camouflet, car elle prouve au contraire l’exigence de responsabilité émanant de sa propre communauté scientifique : « Nous avons peut-être encore plus que d’autres un devoir a minima de cohérence et sans doute d’exemplarité pour aligner nos actions sur la connaissance que nous produisons. Nos communautés scientifiques mettent en exergue leur besoin de choisir une trajectoire de responsabilité environnementale qui soit à la fois soutenable et conforme à leur mission de recherche, essentielle pour nos sociétés ». Dans cette optique, l’institut s’est depuis peu doté d’un réseau de chargés de mission – aussi bien au niveau national que dans chacun de ses observatoires des sciences de l'Univers (OSU) – pour calculer le bilan carbone des laboratoires et outils de la recherche et les accompagner dans la réduction de leur empreinte environnementale.

L'un des principaux postes d'émission de gaz à effet de serre en astronomie demeure l'envoi de satellites dans l'espace
L'un des principaux postes d'émission de gaz à effet de serre en astronomie demeure l'envoi de satellites dans l'espace© CNES/GEKO

Autre institut en pleine introspection : CNRS Ingénierie. Début 2025, l’institut a créé une unité d’d'appui et de recherche (UAR) consacrée à l’analyse du cycle de vie. La nouvelle UAR Utopii1  vise d’ici fin 2026 la formalisation d’une méthode d’évaluation des projets de recherche prenant en compte les activités de recherche mais aussi, dans une démarche prospective, les impacts des résultats de la recherche. Sa directrice, Myriam Saadé, pointe l’attention sur les plateformes expérimentales souvent très énergivores, comme les salles blanches et la tomographie : « Il faut identifier les postes d'émission et les postes d'impact de ces différentes plateformes et dresser une cartographie de leurs activités pour travailler la granularité de l'information. Très souvent, on se rend compte en effet qu’en l’absence de données fines, on ne peut pas proposer de solutions d'amélioration viables sur le plan opérationnel ».

Cette question de la granularité de l’information préoccupe le CNRS au-delà de ses instituts. Président du comité TGIR (Très grandes infrastructures de recherche) pour l’organisme, Michel Guidal a mené en 2024 une enquête auprès des infrastructures de recherche pour connaître leurs actions de calcul et de réduction de leur empreinte environnementale. Ladite enquête devance l’inscription à la prochaine feuille de route française sur les infrastructures, publiée fin 2025, qui intègrera pour la première fois un critère lié au développement durable. La feuille de route européenne à venir fera de même. « Plus que les laboratoires en général, les infrastructures de recherche, qui disposent d'une personnalité morale et juridique, peuvent avoir des marges de manœuvre importantes et une certaine autonomie pour décider d’actions volontaristes avec de vrais impacts sur de grands espaces, argue Michel Guidal. Le but de cette enquête était d’identifier les bonnes pratiques de chaque infrastructure et les partager via des directives générales, à défaut de règles uniques pour tout le monde, inopérantes vu la grande diversité des infrastructures ».

  • 1Unité transdisciplinaire d’orientation et de prospective des impacts environnementaux de la recherche en ingénierie (Aix-Marseille Université / CNRS / Ensa / École nationale des ponts et chaussées / Insa de Lyon / Sorbonne Université).
Installation de sondes électrostatiques dans la chambre à vide de PIVOINE-2G, à ICARE, un équipement gourmand en énergie.
Installation de sondes électrostatiques dans la chambre à vide de PIVOINE-2G, à ICARE, un équipement gourmand en énergie.© Cyril FRESILLON / ICARE / CNRS Images

Vers des infrastructures soutenables

Au terme de cette enquête et du travail des instituts, trois pistes se dessinent pour la soutenabilité des infrastructures. Tout d’abord, l’écoconception et la réparabilité de leurs instruments, inscrites au schéma directeur développement durable et responsabilité sociétale du CNRS. Stéphane Guillot, délégué scientifique à la transition environnementale et aux risques de l’institution, plaide ainsi pour que « tout instrument, avant même qu'il soit construit, soit écoconçu en tenant compte de son cycle de vie complet, de sa conception à son démantèlement en passant par le fonctionnement et l’exploitation des données ». Une logique d’optimisation de la consommation énergétique qui vaut aussi bien pour réduire l’empreinte environnementale des infrastructures que pour prémunir celles-ci des risques géopolitiques croissants. « La guerre en Ukraine et l'augmentation énorme du prix de l'énergie ont révélé les fragilités des infrastructures énergivores. Quand le prix de l'électricité a grimpé, certaines ont été obligées de s’arrêter », rappelle en effet le délégué scientifique. Couplée à une certaine frugalité, cette optimisation pourrait amener à une baisse significative des émissions de gaz à effet de serre. Nicolas Arnaud estime par exemple qu’en astronomie, « en lançant plusieurs satellites en même temps, en augmentant la durée des missions dans l’espace et en écoconcevant notre matériel en amont, on pourrait réduire de 25 % l’impact des très grandes infrastructures de recherche ». Dans cette logique de frugalité scientifique, Michel Guidal invite à prolonger la durée de vie des instruments tant qu’ils sont scientifiquement performants. À ses yeux, « en cas de performance scientifique égale, les infrastructures doivent mener une vraie réflexion entre la réparation et la jouvence d’un ancien instrument, et un achat neuf ». La mise à niveau d'une infrastructure est ainsi l’occasion de repenser en profondeur les choix des technologies. Il en veut pour preuve la jouvence en cours du synchrotron Soleil à l’aide d’aimants permanents en remplacement des électroaimants, « un choix technologique responsable sur le plan environnemental qui ne dégrade pas la performance scientifique » et réduira jusqu’à 40 % de la consommation électrique.

Vue aérienne du synchrotron Soleil
Vue aérienne du synchrotron Soleil© Soleil

Par-delà des opérations à l’échelle de chaque bâtiment, la réduction de l’empreinte environnementale des infrastructures de recherche doit s’appuyer sur une coopération internationale. En plus de favoriser le dialogue scientifique, la mutualisation des infrastructures diminue d’autant le coût financier et environnemental de construction et d’entretien de chacune d’elles. C’est entre autres ce qui a présidé à la naissance du Cern il y a 70 ans, comme le précise Christelle Roy : « Depuis 70 ans, il n’y a qu'un seul accélérateur de particules dans le monde à la frontière en énergie pour la recherche de pointe en physique des particules et qui rassemble l'ensemble de la communauté – et il est au Cern1 ».

Outre celle des bâtiments, le délégué scientifique à la transition environnementale et aux risques du CNRS plaide pour la mutualisation des données. Leur partage et leur réexploitation permettent de ce point de vue de réduire l’empreinte environnementale des infrastructures. En effet, « celles-ci produisent énormément de données qui sont stockées et parfois pas entièrement exploitées : les communautés scientifiques cherchent aujourd’hui à mieux les exploiter via le data mining2 , l’intelligence artificielle, etc. Autant de traitements de la donnée qui nécessitent d’être pris en compte dans les projets de recherche dès la construction de l’infrastructure », estime Stéphane Guillot. L’idée serait dès lors de cartographier, avant toute nouvelle infrastructure, les données déjà existantes et d’évaluer leur potentiel scientifique, peut-être à même de générer par elles-mêmes de nouvelles découvertes. « La science ouverte fait partie des valeurs fondatrices du Cern », rappelle en outre Christelle Roy. Dans l’organisme européen, celle-ci se matérialise entre autres par une infrastructure partagée à l’échelle mondiale de calcul et stockage des données. Quand bien même il souligne le coût environnemental non-négligeable des équipements numériques nécessaires à la conservation et au traitement de telles données, le directeur de CNRS Terre & Univers souscrit lui aussi à cette philosophie de la science ouverte, du partage et de la réutilisation des données, utile aussi bien au partage des connaissances qu’à une plus grande frugalité de la recherche : « La science ouverte nous invite repenser notre façon de faire de la recherche, en questionnant ce mètre-étalon qu’est la publication, voire en allant vers des formes de recherche qui garantissent la qualité de la connaissance produite mais mobilisent moins de ressources ».

  • 1Sauf entre 1988 et 2009 où l’accélérateur délivrant les énergies les plus grandes était le Tevatron du Fermilab, aux États-Unis.
  • 2L’exploration de données, connue aussi sous l'expression de fouille de données, forage de données, prospection de données, data mining ou encore extraction de connaissances à partir de données, a pour objet l’extraction d'un savoir ou d'une connaissance à partir de grandes quantités de données, par des méthodes automatiques ou semi-automatiques.
Le stockage et partage de données via des plateformes informatiques pourrait être une solution pour réduire l'empreinte environnementale des infrastructures, malgré le coût énergétique des datacenters
Le stockage et partage de données via des plateformes informatiques pourrait être une solution pour réduire l'empreinte environnementale des infrastructures, malgré le coût énergétique des datacenters© Cyril FRESILLON / LORIA / CNRS Images

Les porte-paroles du CNRS s’accordent tous sur un point : il faut poursuivre le développement des infrastructures de recherche. Aux yeux de Stéphane Guillot, celles-ci « sont indispensables à la connaissance qui nous permet de progresser. Les découvertes qu'on fera maintenant serviront peut-être dans vingt ou trente ans pour de nouvelles applications, en particulier celles liées à la transition environnementale ». Charge désormais de les rendre aussi soutenables que possible, comme y invite Nicolas Arnaud : « Il faut trouver le juste équilibre entre notre besoin de repousser les limites de la connaissance pour comprendre le monde qui nous entoure et la nécessité d’adapter notre activité à ce monde aux ressources finies. La science devrait cependant être sanctuarisée par rapport à d’autres activités, car une société qui n’a pas de démarche scientifique, qui ne se construit pas sur la vérité scientifique, est une société qui s’égare ».