À l’heure d’une souveraineté scientifique partagée
Fondée sur des décennies de confiance et d’échanges, la coopération scientifique internationale se voit aujourd’hui fragilisée par les incertitudes géopolitiques et le désengagement de certains partenaires, au premier rang desquels les États-Unis. Face à ces tensions, les chercheurs européens – et notamment ceux du CNRS – esquissent les contours d’une souveraineté scientifique nouvelle, à la fois ouverte et durable.
Le 2 juin dernier, en amont de la 3ème Conférence des Nations Unies sur l’Océan (UNOC3), une équipe de scientifiques, dont une partie travaille pour le CNRS, lançait un appel à garantir la pérennité du programme international One Argo, le plus grand programme au monde dédié à l’observation globale des océans. Ce projet, qui implique près de 30 pays différents, peut notamment compter sur les mesures de température et de salinité fournies en temps réel par 4 000 flotteurs-profileurs répartis dans les océans du monde entier : « Les données qu’ils récoltent sont essentielles pour la prédiction météorologique et pour le suivi de l’augmentation du niveau des océans. Les informations obtenues servent aussi à la prévision des cyclones. Ce programme est d’ailleurs labellisé par l’Organisation météorologique mondiale », précise Hervé Claustre, directeur de recherche CNRS au sein du laboratoire d'océanographie de Villefranche-sur-Mer, et co-responsable de la partie biogéochimique de ce programme international (BGC-Argo).
À Nice, la science tire la sonnette d’alarme
Du 3 au 6 juin 2025, plus de 2000 scientifiques du monde entier se réunissent à Nice pour le One Ocean Science Congress (OOSC). À quelques jours du sommet des Nations Unies pour l’Océan (UNOC-3), la communauté scientifique tirait la sonnette d’alarme : l’océan est en crise, et le temps presse.
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One Ocean, One Argo
One Argo est opéré en grande partie par la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA), l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique : « Les Etats-Unis y contribuent à hauteur de 50 %, tandis que l’Europe ne participe qu’à hauteur de 25 % », détaille Hervé Claustre. Or, la NOAA pourrait voir son enveloppe budgétaire être significativement réduite dans les mois à venir. « Ce programme est entré dans une phase critique : ce qu’il se passe aux Etats-Unis déstabilise l’ensemble du réseau d’observation, à une période où il commence à être vital que nous ayons accès à toutes ces données pour éclairer la prise de décision politique eu égard aux évolutions de l’océan », déplore le chercheur en océanographie. Bien que la structuration internationale du programme et la durée de vie des robots flotteurs - qui restent opérationnels pendant 5 à 6 ans – confèrent une certaine résilience au programme One Argo, « nous ne mesurons pas encore les effets délétères que pourraient entrainer un désengagement américain », souligne Hervé Claustre. L’investissement reste conséquent, « à l’échelle internationale, il faut mobiliser près de 100 millions d’euros chaque année pour financer les nouveaux flotteurs et mettre à disposition les données auprès de l’ensemble de la communauté scientifique », confie le chercheur en océanographie. C’est pourquoi les scientifiques impliqués dans One Argo et co-signataires d’un article publié dans la revue Frontiers in Marine Science le 2 juin dernier1 demandent « une rupture avec les logiques de financement par projets, au profit d’un modèle institutionnalisé et pérenne, à l’image des systèmes météorologiques d’observation, soutenus depuis longtemps par des financements publics et privés stables ». Pour Hervé Claustre, il est notamment nécessaire que la France soutienne davantage ce programme : « Notre pays, qui possède le deuxième domaine maritime mondial, est très actif dans les instances de gouvernance de One Argo. En outre, il est l’un des seuls, avec les Etats-Unis, à être doté d’un acteur industriel qui maitrise la technologie de fabrication des robots flotteurs déployés dans le cadre de ce programme. La France peut ainsi contribuer à la résilience de One Argo, et nous avons donc formulé une demande auprès de notre ministère de tutelle afin d’obtenir plus de financements ».
Le maintien de ce programme serait capital pour la recherche fondamentale, mais il bénéficie également à de nombreux acteurs privés. Les données acquises sont partagées en accès libre et contribuent à la sécurité maritime, aux prévisions météorologiques et climatiques, à la gestion durable des ressources marines, à la compréhension de la résilience des écosystèmes, ou encore à l’adaptation aux événements extrêmes. « Nous allons collaborer avec des spécialistes des sciences économiques pour tenter d’évaluer la valeur globale que nos systèmes d’observation apportent à la société. L’idée est de mettre en évidence l’ampleur des bénéfices indirects générés par le programme One Argo, qui sont potentiellement considérables, confie Hervé Claustre. Nous pourrions également imaginer un système dans lequel les différentes entreprises qui utilisent nos données afin de vendre des services pourraient aussi être impliquées dans le financement des systèmes d’observation ».
- 1Dans un article publié dans la revue Frontiers in Marine Science, ces derniers soulignent que face aux incertitudes des financements internationaux, « un soutien financier durable et renforcé est urgent pour permettre à One Argo de se déployer pleinement et donner à nos sociétés les moyens de préserver les nombreux services que l’océan nous rend ».
« La science ouverte apparait comme un réel outil de résilience »
Le stockage et le partage des données et des informations restent un enjeu capital. Car la dépendance vis-à-vis des bases de données hébergées aux Etats-Unis suscite de nombreuses inquiétudes dans le monde de la recherche. « Certains systèmes vont arriver à la limite de la viabilité alors même qu’ils hébergent et distribuent des données cruciales. Une partie d’entre elles ont d’ailleurs été acquises en coopération avec la France et l’Europe », souligne Jean-François Doussin, directeur adjoint de l’Institut national des sciences de l’univers (INSU). « En outre, plusieurs bases de données européennes s’appuient sur des systèmes miroirs installés aux Etats-Unis », complète Sylvie Rousset, directrice de la direction des données ouvertes de la recherche (DDOR) au CNRS. Alors comment préserver ces précieuses informations ? « Les données scientifiques et leur sauvegarde constituent un enjeu crucial. Au niveau européen, les responsables politiques en sont bien conscients et tentent d’imaginer des solutions », confie Jean-Stéphane Dhersin, directeur du bureau de représentation du CNRS à Bruxelles. Et pourquoi pas envisager qu’une partie des données qui étaient jusqu’alors stockées dans les bases américaines puissent trouver refuge sur le vieux continent ? « L’infrastructure de recherche française Data Terra, qui héberge déjà une immense quantité de données dans les domaines des sciences du climat, de la météorologie, de l’océan, de l’atmosphère et de la biodiversité pourrait être un excellent candidat pour accueillir les données américaines menacées d’effacement dans ces secteurs de recherche », propose Jean-François Doussin. Il faudrait pour cela multiplier par 6 les capacités de stockage de Data Terra, en passant de 100 à 600 pétaoctets. « Au niveau de l’institut CNRS Terre et Univers, nous estimons qu’une telle opération coûterait environ 17 millions d’euros. Ce n’est pas une somme extraordinaire au vu des enjeux : il s’agit de données stratégiques dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais aussi pour l’adaptation à ce changement », assure le directeur adjoint de l’institut. L’infrastructure Data Terra a un autre atout. Elle a intégré au début de l’année 2025 le futur portail européen d’accès et de mise à disposition de données et de logiciels pour l’ensemble des scientifiques, nommé EOSC pour « European Open Science Cloud ». Les données rapatriées pourraient ainsi être partagées de manière ouverte auprès de l’ensemble de la communauté scientifique. « Le recours à la science ouverte apparait comme un réel outil de résilience », souligne Sylvie Rousset. La bibliothèque d’archives ouvertes HAL, développée à l’initiative du CNRS, permet aussi aux chercheurs et chercheuses du monde entier de déposer leur manuscrit en ligne, rappelle la directrice de la DDOR : « si un scientifique se trouve en difficulté pour publier dans son propre pays, il pourra toujours communiquer ses découvertes à travers ce type de plateforme ».
Software Heritage, l’une des premières briques vers l’indépendance stratégique
Mais au-delà de la question des publications et des données, la sauvegarde des logiciels libres qui structurent l’ensemble de nos systèmes numérique est également cruciale. « Il est fondamental de préserver les données, mais si vous n’avez pas le logiciel nécessaire pour les traiter et les analyser, ou celui qui les a créés ou collectées, alors elles sont peu utiles », souligne Roberto Di Cosmo, professeur d’informatique au sein de l’Institut de recherche en informatique fondamentale (CNRS/Université Paris Cité), et détaché chez Inria en tant que directeur de l’organisation à but non lucratif Software Heritage. Cette initiative soutenue par l’UNESCO vise à collecter, préserver et partager l’ensemble des codes sources de logiciels disponibles publiquement dans le monde. « Depuis le début de la collecte que nous avons initiée en 2015, des millions de projets ont disparu, notamment suite à la fermeture de grandes plateformes qui les hébergeaient. Heureusement, nous étions prêts et nous avons pu sauver près d’un million et demi d’entre eux », assure le chercheur en informatique. Le principe est simple : « Nous collectons le code publiquement disponible que nous découvrons, et tout le monde peut déclencher l’archivage d’un code intéressant afin d’être certain de le retrouver en temps voulu, précise Roberto Di Cosmo. Le nœud central de Software Heritage est à Paris, mais nous avons également des copies indépendantes -des miroirs- en Italie et en Grèce ». Cet archivage stratégique a été mis en avant par Emmanuel Macron à l’occasion du discours qu’il a prononcé lors de l’évènement « Choisir l’Europe pour la science », organisé à Paris le 5 mai dernier. Dans ce domaine, notre dépendance vis-à-vis des systèmes d’hébergements américains est en effet immense, constate Roberto Di Cosmo : « Les trois quarts des codes auxquels le monde académique de la recherche française contribue sont hébergés par la plateforme GitHub, qui est basée aux Etats-Unis ». Dans ce contexte, « Software Heritage, qui compte déjà 26 milliards de fichiers sources, peut être l’une des briques de base pour la construction d’une infrastructure de résilience qui garantira l’indépendance stratégique de notre recherche », indique le chercheur en informatique.
En réalité, cette lutte pour la préservation des savoirs ne fait que commencer, avertit Jean-François Doussin. Alors, pour faire face à cette situation l’Union européenne promet d’augmenter ses investissements dans la recherche scientifique. La présidente de la commission Ursula von der Leyen a affirmé le 5 mai dernier la volonté pour les Etats-membres d’atteindre « l’objectif de 3 % du PIB pour l’investissement dans la recherche et le développement d’ici à 2030 ». En parallèle, une enveloppe de 500 millions d’euros pour la période 2025-2027 sera mobilisée dans le cadre de l’initiative « Choisir l’Europe pour la science » afin d’attirer les scientifiques du monde entier sur le vieux continent. « Nous disposons en Europe, mais aussi au CNRS, d’excellentes infrastructures de recherche ce qui est un réel atout pour convaincre les meilleurs chercheurs étrangers de venir travailler chez nous », souligne Jean-Stéphane Dhersin. Pour maintenir à flot la coopération scientifique mondiale, l’Europe et la France auront un rôle à jouer dans les années à venir.