L'IA à la française : entre ambitions souveraines et course mondiale

Institutionnel

Dans un secteur dominé par les géants américains et chinois, la France et l’Europe ambitionnent d’emprunter « une troisième voie » en matière d'intelligence artificielle. Entre excellence scientifique, ambitions industrielles et vision éthique, le chemin est étroit, mais le Vieux Continent et l’Hexagone investissent pour redessiner l'équilibre mondial du pouvoir technologique, avec l’aide de la science.

Au sein du centre AISSAI (Artificial Intelligence for Science, Science for Artificial Intelligence), créé par le CNRS, l’intention n'est pas seulement de créer des approches plus performantes, mais de repenser fondamentalement la relation entre l'intelligence artificielle et les autres disciplines scientifiques. « Nous ne voulons pas seulement utiliser l'IA pour faire avancer la science, mais aussi utiliser les autres sciences pour nourrir et repenser l'IA », explique Jalal Fadili, directeur du centre AISSAI. Cette approche illustre l'une des spécificités de la recherche française en intelligence artificielle : une vision qui dépasse les seuls aspects techniques pour englober les enjeux scientifiques, éthiques et sociétaux.

Une équation à trois inconnues 

La recherche française en IA se trouve aujourd'hui confrontée à un triple défi : concilier souveraineté et collaborations internationales ; transformer l'excellence académique en succès industriels ; et trouver un équilibre entre la course à la puissance technologique et l'ambition d'une IA éthique et responsable. Pour résoudre cette équation, trois organismes de recherche nationaux – le CEA, le CNRS et Inria – tentent de définir ce que pourrait être une « IA à la française », inscrite dans le modèle européen d'une « IA de confiance ». Par exemple, le CEA se distingue par ses applications liées à la défense et à l'énergie, deux secteurs où les enjeux de souveraineté sont particulièrement forts. « Dans ces contextes, l'IA n'est pas seulement un outil, mais un véritable vecteur d'indépendance stratégique », explique Cédric Auliac, responsable du programme transverse « Intelligence artificielle » au CEA.

Le Sommet pour l’action en l’intelligence artificielle de février 2025 à Paris a marqué un jalon important. Sa tenue a-t-elle réveillé le vieux continent dans la course technologique que dominent les mastodontes chinois et états-uniens ? Yoshua Bengio1 , figure mondiale de la recherche en IA, y croit. Le chercheur canadien plaide, comme son comparse français Yann Le Cun (directeur scientifique de Meta AI et professeur à NYU), pour « une troisième voie » à l’européenne. Elle consiste en une IA éthique, portée par un large écosystème scientifique continental, qui propose un chemin différent de la « dérégulation à tout crin » tout en favorisant l’innovation et la recherche de pointe à la frontière des avancées en IA, à la fois en termes de capacités cognitives et d’un développement responsable vers une IA de confiance. Au cours de ce même sommet, un nouveau chapitre de la Stratégie nationale d'accélération pour l'intelligence artificielle (SNIA) est annoncé par Emmanuel Macron. À la clé, 109 milliards d'euros d'investissements « privés français et étrangers […] pour les prochaines années ». Le président évoque une « occasion historique » pour la France de se positionner dans la course mondiale à l'IA. Pendant ce temps, la Commission buche sur son AI Continent Action Plan et mène actuellement des consultations sur trois axes – dont l’un concerne l’IA en science. 

Entre ces différentes initiatives, se trouve le défi persistant de l’IA en Europe et en France : une excellence scientifique reconnue, mais une difficulté persistante à transformer cette matière grise en puissance technologique et économique.

Des talents reconnus mais difficiles à retenir

Pour tirer le meilleur parti de cette matière grise, l'Hexagone structure sa réponse autour de la SNIA. Déployée depuis 2018 en plusieurs phases, cette stratégie engage un investissement total de plus de 2,5 milliards d'euros. « Depuis le lancement de la SNIA, de nombreuses actions ont vu le jour », détaille Massih-Reza Amini, directeur adjoint scientifique de CNRS Sciences Informatiques. « Le supercalculateur Jean-Zay opéré par le CNRS, le PEPR IA porté conjointement par le CNRS, le CEA et Inria, le réseau des ingénieurs du programme national en recherche en IA… ».

Ces grands investissements suffisent-ils à retenir les talents en IA ? Pour y répondre, une analogie avec l'industrie du luxe est éclairante. La France dispose de laboratoires de haute couture et de formations exceptionnelles, mais les usines pour produire en série sont encore situées ailleurs. Il s’agit d’une problématique de scale-up bien connue : nos régions excellent dans la recherche fondamentale, mais peinent à transformer ces découvertes en aventures industrielles, faute d’un accès suffisant à des capitaux et à la fuite des cerveaux.

« Les neuf clusters IA permettent de remédier à cette situation », argumente Massih-Reza Amini. Dotés de 360 millions d'euros, ils sont voués à former les talents et à créer un « MIT à la française ». Combinés à d’autres dispositifs comme Hi! PARIS à l'Institut Polytechnique, ils pourraient permettre d’attirer et retenir les cerveaux du monde entier et de bâtir cette troisième voie. 

Une dynamique renforcée par le plan Choose Europe for Science de la commission européenne, lancé en mai 2025 par Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron, qui prévoit ainsi 500 millions d’euros pour renforcer l’attractivité de la recherche européenne, via des bourses plus généreuses et des procédures de visa accélérées. Dans son sillage, plusieurs États membres ont lancé en parallèle leur propre programme dont la France avec Plan Choose France for Science (100 M€) dans laquelle s’inscrit l’initiative Choose CNRS.

Face aux risques, une indispensable approche collaborative

Une IA à la française n’est pas seulement importante du point de vue de la souveraineté ou de l’innovation. Cette technologie comporte des risques majeurs, comme le souligne Yoshua Bengio, qui identifie deux catégories de dangers : les mauvaises utilisations et la perte de contrôle. « Les IA les plus avancées peuvent faire l'objet d'utilisation malfaisante lorsqu'elles tombent entre des mains malveillantes. Le risque est notamment cybercriminel et biologique », alerte le chercheur canadien. Concernant la perte de contrôle, il précise : « Plusieurs articles montrent que des "modèles d'IA frontière" ont des objectifs implicites qui ne font pas partie de la demande initiale des développeurs humains. [...] Une IA qui développe un objectif d'auto-préservation peut tricher, tromper, mentir, etc. [...]. Et le chercheur d’ajouter, lucide : « Qui ne veut pas voir cette réalité est en plein déni. » 

« Il y a un intérêt fort pour tout ce qui touche à la sureté et à la sécurité de l'IA », souligne Cédric Auliac. « On n'utilise pas une IA générative trouvée sur le web pour réaliser des fonctions critiques », que ce soit pour contrôler des systèmes d’arme ou diagnostiquer des maladies. Cette dimension risquée fait dire à Massih-Reza Amini que « la recherche en IA est intimement liée aux décisions politiques [...]. J'ai l'impression qu'on est un petit peu à cette époque de course à l'armement, au niveau nucléaire. Maintenant, la course, c'est la course au développement des modèles performants et sécurisés. »

Pour relever ces défis, la collaboration entre acteurs publics et privés apparaît essentielle. Yoshua Bengio rappelle l'importance du secteur privé « pour certains travaux, qui nécessitent des ressources de calculs qui n'existent pas dans les universités ». Mais il souligne aussi leurs limites : « Malheureusement, à cause de la compétition qui existe entre les entreprises, [...] on ne donne pas assez d'importance à la sécurité. » D'où la nécessité d'un investissement souverain en IA, qui ne peut cependant se limiter à un seul pays : « C'est trop gros pour un pays tout seul à espérer y arriver, sans collaborer financièrement et en termes d'expertise scientifique avec suffisamment d'autres pays et de sociétés souveraines », estime Yoshua Bengio. 

Fabien Le Voyer, directeur du programme IA de l’Agence de programmes dans le numérique que porte Inria, complète cette vision : il faut « s'inspirer des modèles internationaux qui permettent de très vite financer la recherche et très vite d'avoir des résultats sur des briques technologiques, qui lèvent des verrous scientifiques. » Son collègue Karteek Alahari, adjoint au directeur scientifique en charge de l'IA, plaide quant à lui pour « une approche agile, à l’image de ce que les Britanniques ont fait avec leur AI Security Institute. »

La quête d'une troisième voie européenne

L'idée d'une approche distinctive de l’IA n'est pas née d'hier. Dès 2019, « un partenariat mondial sur l'IA » avait été scellé entre le Canada et la France dans la stratégie de Biarritz pour une transformation numérique, comme le rappelle Fabien Le Voyer. Cet accord constituait « une réponse aux executive orders signés par Donald Trump dans le cadre de son premier mandat » et aux zones d'ombre qu'ils projetaient sur l'avenir de l'IA.

Aujourd'hui, le paysage mondial de l'IA est encore structuré par une confrontation sino-américaine, que l’Europe rejoint peu à peu en imposant sa propre approche. « L'Europe a très vite posé le sujet de l'encadrement de l'IA par rapport à des pratiques qui sont prohibées comme la manipulation par les sentiments, la reconnaissance faciale, le social scoring, etc. », observe Fabien Le Voyer. Un constat qui amène Massih-Reza Amini à rappeler que « l'intelligence artificielle est un domaine où science et politique se mêlent étroitement. [...] Pour les nations, l'IA est perçue comme un levier stratégique, aussi bien sur le plan militaire qu'économique. »

La « troisième voie » européenne s'articule donc autour de plusieurs fondamentaux : l'IA frugale (optimisée pour réduire son empreinte énergétique et environnementale), l'IA explicable (capable de justifier ses décisions et préservant l'autonomie humaine) et la souveraineté des données. Sa manifestation juridique la plus aboutie est l'AI Act, entré en vigueur en juin 2024, qui « vise à garantir que le développement et l'utilisation des produits et productions de l'IA respectent les droits fondamentaux et les valeurs européennes ». 

« Ursula von der Leyen a fait de l’IA une priorité majeure de son nouveau mandat », rappelle Jean-Stéphane Dhersin, directeur au bureau de représentation du CNRS à Bruxelles. Pour donner corps à cette vision, l'Europe s'inspire de modèles structurants qui ont fait leurs preuves, comme le CERN (centre européen pour la recherche nucléaire). C’est ainsi, poursuit-il, que « la Commission européenne a publié le 9 avril dernier son AI Continent action plan , qui fait mention du Ressource for AI Science in Europe (RAISE) dont l’objectif est de mettre à disposition des ressources pour les chercheurs en IA de l’ensemble de l’Union européenne. »

Préfigurateur de ce dynamisme européen, l'Acte européen sur l'IA (AI Act) s'accompagne désormais d'un plan industriel majeur annoncé par la Commission européenne, qui comprend une série d'investissements stratégiques. Le déploiement des « Usines d'IA » (AI Factories) constitue la pierre angulaire de cette stratégie, avec pour objectif de créer un écosystème paneuropéen de supercalculateurs optimisés pour l'IA et alors que le supercalculateur Jean Zay vient d’être labélisé dans ce cadre. Ce réseau d'infrastructures de pointe ambitionne de tripler la capacité de calcul actuelle du continent. Plus ambitieux encore, le mécanisme InvestAI prévoit un fonds européen de 20 milliards d'euros pour créer cinq Gigafactories d'IA : des installations à grande échelle dédiées au développement d'IA de nouvelle génération, conformes aux valeurs européennes.

  • 1Reconnu mondialement comme l’un des plus grands experts en intelligence artificielle, Yoshua Bengio est surtout connu pour ses travaux précurseurs en apprentissage profond, qui lui ont valu, avec Geoff Hinton et Yann LeCun, le Prix A.M. Turing 2018, considéré comme le « prix Nobel de l’informatique ».

Le supercalculateur Jean Zay multiplie sa puissance par quatre

L'inauguration du supercalculateur Jean Zay 4 s'est tenue le 13 mai 2025. Hébergé et opéré par l’Institut du développement et des ressources en informatique scientifique (IDRIS) du CNRS, ce supercalculateur acquis par GENCI (Grand équipement national de calcul intensif) est ainsi devenu l’un des plus puissants superordinateurs de France.

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L'opportunité d'une crise

La crise qui secoue actuellement le système de financement de la recherche publique aux États-Unis pourrait offrir à l'Europe une chance inespérée d'attirer des talents de premier plan. « Les scientifiques iront là où ils ont les moyens d'être les plus créatifs et les plus productifs », rappelle Yann LeCun dans un message récemment publié. Cette réalité, souvent douloureuse pour la France qui a vu partir nombre de ses meilleurs cerveaux, pourrait devenir un atout si le pays parvient à offrir un environnement propice à l'innovation. C’est dans ce contexte que l’État a lancé Choose France pour venir en aide aux scientifiques empêchés, et que le CNRS lui a emboité le pas avec son initiative Choose CNRS

Dans l'Hexagone, si le CNRS se concentre sur la recherche fondamentale, le CEA (Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives) aborde l'IA sous un angle plus appliqué, en mettant l'accent sur la souveraineté industrielle. Fort de son expertise en calcul haute performance et en microélectronique, le CEA développe des solutions d'IA adaptées aux secteurs stratégiques français : défense, énergie, santé. Des niches d'excellence où le savoir-faire français peut faire la différence, en s'appuyant notamment sur des concepts comme l'IA frugale. « Il s’agit d’une IA dont la mise en œuvre s’accommode de ressources contraintes en données, mais aussi en calcul, en mémoire, en énergie et/ou en espace », définit Cédric Auliac.

La France et l'Europe possèdent justement de très bons laboratoires académiques et un savoir-faire industriel reconnu dans les technologies de calcul embarquées, très peu consommatrices en énergie. « Une IA plus décentralisée va se développer au plus près des utilisateurs, prédit-il. Et l'Europe a des cartes à jouer grâce à une R&D pluridisciplinaire de haut niveau promouvant des IA plus spécialisés et compactes, déployés sur des puces électroniques adaptées, à faible consommation. »  

La définition d’une « IA à la française » devient plus évidente. Elle n’est ni une copie du modèle américain, ni une version européenne du modèle chinois, mais une approche originale, qui place l'humain et le savoir au cœur de la technologie. Dans la course qui s’engage, la France et l’Europe disposent d’ailleurs d'un atout précieux : une tradition scientifique et philosophique qui permet d'aborder l'IA non pas seulement comme un challenge technologique, mais comme un défi intellectuel et éthique.