MIXTAPES : qu’est-ce qui influence nos goûts musicaux ?

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Le nouveau laboratoire commun MIXTAPES s’inscrit dans la continuité d’une collaboration de plusieurs années entre Deezer, l’une des principales plateformes de streaming musical dans le monde, et le laboratoire Géographie-cités. Deux partenaires à l’unisson pour décrypter ce qui se cache derrière la diversité des écoutes et des goûts musicaux.

Les prémices du laboratoire commun MIXTAPES remontent à 2017, date des premiers échanges autour d’une collaboration. « Quelques années plus tôt, dans le cadre d’un post-doctorat, j’avais entamé un travail d’analyse de données d’écoute anonymisées, fournies par Deezer », retrace Thomas Louail, aujourd’hui chargé de recherche CNRS affecté au laboratoire Géographie-cités. « Cette étude était intéressante, mais restait limitée d’un point de vue sociologique, en raison notamment du peu d’informations disponibles sur les utilisateurs des plateformes. Lors de leur inscription, ceux-ci indiquent en effet leur année de naissance et leur genre, mais pour comprendre l'inscription de la musique dans la société, d'autres informations sont nécessaires aux chercheurs. »

Dès lors, porté par le désir d’approfondir son analyse, Thomas Louail a pris contact avec Manuel Moussallam, directeur de la recherche de Deezer. « De notre côté, nous souhaitions travailler avec des chercheurs dans le but d’améliorer l’application, mais aussi de mieux comprendre les phénomènes sociaux influençant l’écoute de musique », se souvient ce dernier. « Nous nous intéressions notamment à l’impact de notre plateforme sur les comportements d’écoute et sur la consommation de musique en général. Cependant, nous ne disposions pas, en interne, de ressources à même d’explorer de telles questions de sciences humaines et sociales. »

La science naissante de l’écoute de musique effective


Cette rencontre a finalement donné naissance, en 2020, au projet RECORDS – un partenariat réunissant trois unités de CNRS Sciences humaines & sociales1 , Orange et Deezer –, qui doit s’achever fin 2025. Celui-ci poursuit un double objectif : il s’agit premièrement d’une étude sociologique de la distribution musicale, à une période où les plateformes de streaming donnent accès à un immense catalogue d’artistes et de genres différents. Les chercheurs s’intéressent également aux effets des algorithmes de recommandation sur la diversité des œuvres écoutées.

Pour répondre à ces attentes, RECORDS repose sur une approche mixte. En effet, en plus des données d’écoute anonymisées de Deezer, l’équipe de recherche s’appuie sur des enquêtes et des entretiens individuels. Une démarche qui allie donc les expertises complémentaires de chaque partenaire. Mais pour quelle valeur ajoutée ? « Nous nous sommes rapidement rendu compte que la superposition de données d’écoute ne suffisait pas à établir le profil d’un utilisateur », indique Manuel Moussallam. « En réalité, derrière ce que nous mesurons se cache une grande variété de situations d’écoute : seul(e) chez soi, en soirée, au travail… Nous avions besoin d’enrichir ces données avec une approche qualitative. » La confrontation de ces deux univers a alors généré de nouvelles interrogations – par exemple, comment aborder, sans ambiguïté, une notion aussi équivoque que le genre musical ? – et ouvert un nouveau champ d’études : la science de l’écoute de musique effective.

Dis-moi qui tu écoutes, je te dirai qui tu es


RECORDS a notamment permis de mettre en évidence des « situations d’incohérence ». Ce terme décrit les décalages apparaissant parfois entre la fréquence à laquelle un artiste est cité parmi les préférences des utilisateurs et le temps que ces derniers passent réellement à l’écouter. Comment expliquer de tels écarts ? « De multiples facteurs peuvent influencer ce phénomène », note Thomas Louail. « Cependant, nous constatons que les artistes "surdéclarés" – c’est-à-dire souvent classés comme "appréciés" dans nos enquêtes, mais pas parmi les plus écoutés – sont plutôt anciens et appartiennent souvent à des genres régulièrement valorisés. On y retrouve par exemple plus d’artistes de jazz que de rap français contemporain. Et même à l’intérieur de ce dernier genre, des rappeurs comme Oxmo Puccino ou IAM paraissent davantage "surdéclarés" que d’autres plus récents, tels Ninho ou Koba LaD. » Un enseignement qui montre qu’il est généralement difficile de prévoir les écoutes à partir des préférences déclarées.

RECORDS s’est, de plus, décliné en sous-projets, à l’image du volet « pratiques culturelles numériques » du projet MAMA, portant sur l’influence de la pandémie de Covid-19 sur l’écoute de musique. Et il a parfois abouti à des résultats surprenants. « Le respect de la vie privée étant au cœur de nos travaux, il nous est essentiel de savoir ce qui pourrait permettre de désanonymiser des données », expose Manuel Moussallam. « Or, nous avons découvert qu’il suffisait de connaître deux ou trois artistes écoutés pour être capable d’identifier précisément un utilisateur au sein d’une large population. Ce ne sont pas forcément ceux qu’il préfère, mais pour chacun, il existe une combinaison de quelques artistes le caractérisant de manière unique. »

Signature du laboratoire commun MIXTAPES sur le stand du CNRS à Vivatech © David Pell/CNRS

Un laboratoire commun pour continuer à travailler de concert


Les travaux conduits jusqu’à présent ont finalement ouvert une grande quantité d’interrogations, que les partenaires souhaitaient continuer à explorer ensemble. La création d’un laboratoire commun leur est alors apparue comme le meilleur moyen de pérenniser leur collaboration. Cette volonté partagée a ainsi abouti au lancement de MIXTAPES, inauguré le 11 juin 2025, sur le stand du CNRS au salon VivaTech 2025, et codirigé par Thomas Louail et Manuel Moussallam.

Avec ce laboratoire commun, Deezer et Géographie-cités entendent améliorer, via une approche pluridisciplinaire, leur compréhension des facteurs sociaux et spatiaux expliquant la diversité de consommation musicale observée sur la plateforme. Dans la continuité du projet RECORDS, l’objectif est d’étudier l’évolution des écoutes et des goûts musicaux dans le temps, ainsi que la façon dont ces derniers peuvent être influencés par les plateformes de streaming et leurs algorithmes de recommandation. Des enseignements qui pourraient ensuite alimenter les services proposés par Deezer.

À cet effet, de nouveaux projets ont déjà été lancés, tels que Family Affair, qui aborde l’influence de la famille sur la transmission des goûts musicaux, ou DROM’n BASS, qui s’intéresse aux spécificités des écoutes musicales dans les départements et régions d’outre-mer (DROM) et aux dynamiques de diffusion des musiques issues de ces territoires. « De plus, maintenant que nous avons rodé nos enquêtes en France, nous souhaitons les diffuser dans différents pays européens où Deezer jouit d’une position importante », ajoute Thomas Louail. « L’objectif sera alors de répondre à la question : les phénomènes de distribution des goûts musicaux observés en France se retrouvent-ils également chez ses voisins ? » Premiers éléments de réponse d’ici à fin 2029, date de fin prévue de MIXTAPES.

  • 1Géogaphie-cités cités (CNRS/Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Université Paris Cité/EHESS), Observatoire sociologique du Changement (CNRS/Sciences Po) et Centre Marc Bloch (CNRS/BMBF/EHESS/Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères/Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche)