Plastiques, un casse-tête insoluble ?
Le 23 mai 2025, le CNRS et INRAE ont restitué une expertise scientifique collective sur les plastiques utilisés dans l’agriculture et l’alimentation. Commandé par deux ministères et une agence de l’État, ce travail conclut au verrouillage social et technique de l’agro-alimentaire par ce matériau polyvalent.
368 millions de tonnes produites en 2019, contre 1,5 million en 1950 ; les Français, parmi les plus friands en Europe, en consomment chacun 70 kg par an ; les emballages en représentent 40 % de la production totale ; et l’équivalent d’un camion poubelle est rejeté chaque minute dans l’océan. Derrière ces chiffres1 étourdissants se cache un même matériau : le plastique. Par ses propriétés chimiques qui cumulent souplesse et résistance, faible coût et polyvalence, le plastique est utilisé notamment pour la conservation et le transport des aliments. Ce sous-produit de l’industrie pétrolière – même s’il existe des plastiques biosourcés, qui représentent 1 % du marché mondial – a, depuis les débuts de la société de consommation après-guerre, pénétré l’ensemble de la filière agro-alimentaire, à tel point qu’il est désormais presque impossible de s’en passer. Et ce, bien que les microplastiques aient été dispersés dans l’ensemble des compartiments de notre environnement, jusqu’à l’homme avec des effets avérés sur la santé humaine et la biodiversité. Cette situation paradoxale, c’est ce qu’une expertise scientifique collective sur les plastiques en agriculture et pour l’alimentation, restituée le 23 mai 2025 par le CNRS et l’Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), qualifie de « verrou sociotechnique ».
En s’appuyant sur les plus de 4500 articles scientifiques étudiés par une trentaine d’expertes et d’experts issus de 24 institutions de recherche, le sociologue Baptiste Monsaingeon2 , l’un des deux copilotes pour le CNRS de cette expertise , décrit : « Les plastiques se sont rendus indispensables à un grand nombre d’acteurs sur la très longue chaîne de valeur de l’alimentation. Ce faisant, ils ont contribué à structurer certaines pratiques, comme les flux logistiques de la grande distribution ou l’emballage à usage unique, dont on ne saurait se défaire complètement aujourd’hui ». En d’autres termes, comme le résume d’un trait la chimiste Sophie Duquesne3 , l’autre copilote pour le CNRS : « Le plastique a rendu des désirs et des modes de vie possibles ».
- 1https://infos.ademe.fr/magazine-juillet-aout-2022/faits-et-chiffres/plastique-peut-on-sen-passer/
- 2Pilote scientifique en délégation au CNRS au sein du Laboratoire REGARDS - Faculté des Sciences économiques, sociales et de gestion de l Université de Reims Champagne Ardennes.
- 3Pilote scientifique en délégation au CNRS au sein de l’Unité matériaux et transformations (Centrale Lille Institut / CNRS / INRAE / Université de Lille).
Repenser la production de plastique
Dès lors, peut-on déverrouiller pareil blocage ? L’expertise identifie plusieurs pistes. Tout d’abord le recyclage, chimique ou mécanique, qui a fait l’objet d’une attention particulière ces dernières années… sans que les efforts aient encore permis d’infléchir la courbe de production de déchets. Aujourd’hui, 35 % des produits plastiques sont collectés en vue du recyclage en Europe – un taux limité notamment par la complexité croissante des polymères qui rend difficile leur retraitement. Toutefois, comme le souligne Sophie Duquesne, « on utilise actuellement bien plus de plastique que ne le permettent nos capacités de recyclage. Même si l’on aura toujours besoin d’un bon recyclage en boucle fermée, celui-ci ne résoudra pas à lui seul la question du plastique et n’apparaît donc pas comme une solution à court terme ». Son collègue sociologue renchérit : « Depuis vingt ou trente ans, la majorité des efforts financiers et politiques se concentrent sur le recyclage, aux dépens des politiques de prévention et de réduction de la production plastique. Dans ces conditions, le déverrouillage ne consiste pas à substituer des matériaux, même biosourcés, mais à poser le problème à l’échelle du système ».
L’expertise questionne dès lors la surproduction de plastique. Le groupe d’expertes et d’experts constate la nécessité de « fermer le robinet en amont de la chaîne de production », selon Baptiste Monsaingeon. La substitution par des plastiques biosourcés montre en effet ses limites, puisqu’il faut parfois combiner des plastiques biosourcés à d’autres matériaux ou à des plastiques pétrosourcés pour compenser des propriétés parfois moindres. Parmi les solutions étudiées dans le cadre de l’expertise pour réduire la production de plastique à la source figurent les régulations, comme la suppression des plastiques à usage unique (pailles, couverts et sacs de caisse) avec la loi AGEC en 20201 , des stratégies « post-croissance » (par le biais de l’économie de fonctionnalité et l’arrêt des subsides aux industries de la pétrochimie) ou encore la signature d’un traité international sur les plastiques en phase avec ce que la France, notamment, prône depuis plusieurs années, à savoir une réduction de la production de plastique vierge.
- 1La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire entend accélérer le changement de modèle de production et de consommation afin de limiter les déchets et préserver les ressources naturelles, la biodiversité et le climat.
Les pistes de solutions pour réduire l’usage et la production nécessiteront de nouvelles recherches, au premier rang desquelles l’élaboration de scénarios réalistes de « sobriété », vus comme un réel enjeu scientifique par le copilote du CNRS, qui se demande « comment rendre désirable un monde limité, dans lequel il faudra vivre avec moins ».
De nouvelles problématiques scientifiques
Le millier de pages contenu dans le rapport final de l’expertise révèle ainsi des zones d’ombre qui sont autant de sujets de recherche à creuser. C’est aussi ce que permet une telle démarche : photographier les connaissances existantes à l’instant T en identifiant les lacunes et angles morts. Parmi eux, les usages agricoles des produits plastiques, mal documentés. Or, cette méconnaissance du terrain a des répercussions concrètes sur les avancées scientifiques, comme le décrit Sophie Duquesne : « On connaît mal les conditions de vieillissement des plastiques agricoles parce qu’on connaît mal leurs conditions d’usage. En tant que chimistes, on a besoin de s’appuyer sur des études de terrain ».
Mettre en synergie l’ensemble des disciplines scientifiques à travers une telle aventure collective s’avère dès lors nécessaire pour aborder de front ces défis de taille. Directrice de la Mission pour l’expertise scientifique (MPES), Valérie Lallemand-Breitenbach le confirme : « À travers ces expertises, notre organisme met sa force pluridisciplinaire exceptionnelle au service de grands sujets de société. Réciproquement, elles permettent aux scientifiques qui s’y engagent de porter sur la scène publique les connaissances issues de la recherche et les enjeux de société dans lesquels s’inscrivent leurs travaux ». Cette expérience du partage a ravi la copilote chimiste : « On ne trouve pas le temps au niveau de la recherche, d’un point de vue individuel comme global, de regarder ce qui se fait dans les autres disciplines se rapprochant de sa problématique. Je ne me serais sans doute jamais renseignée sur la pollution des sols par les microplastiques sans cette expertise », reconnaît-elle. Une interdisciplinarité qui rejaillit sur ses sujets et pratiques de recherche : « Je pense désormais à l’impact sociétal de mes recherches pour éviter qu’elles ne contribuent à la multiplication des plastiques », souligne Sophie Duquesne.
Un outil pour l’action publique
Au-delà des communautés scientifiques, les résultats de l’expertise intéressent au premier chef les décideurs et décideuses publics. Celle-ci est en effet directement commanditée et financée par les ministères en charge de l’Agriculture et de l’Alimentation, et de la Transition écologique, et par l’Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Pour les chercheures et chercheuses, comme le rappelle la directrice de la MPES, cela « implique un changement de positionnement qui voit la science devenir un instrument au service de l’action publique ». Lui-même rapporteur d’un précédent rapport de l’Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur les plastiques, le député du Maine-et-Loire Philippe Bolo s’est impliqué dans le comité des parties prenantes de la présente expertise. Il vante les vertus d’une telle somme de connaissances : « Je ne conçois pas qu’on puisse prendre de décision politique sans un solide éclairage scientifique. Ce serait avancer à l’aveugle. Par exemple, comment mieux réguler l’épandage agricole des boues des stations d’épuration, contaminées par les micro-plastiques, alors qu’on sait le niveau de pollution des sols par les microplastiques ? ». Le parlementaire plaide dès à présent pour une nouvelle expertise dans quelques années, car « les nouvelles recherches ouvrent de nouveaux champs de réflexion utiles à l’action publique ».
L’exercice dépasse aussi le seul cadre national et pourrait « apporter des éléments factuels pour nourrir les débats entre négociateurs du traité international sur les plastiques », observe Philippe Bolo. Pour lui, cette collaboration entre scientifiques de plusieurs pays fournit « l’exemple même d’une dynamique scientifique internationale qui doit désormais se prolonger par une dynamique politique internationale similaire ».
Le collectif derrière l'expertise scientifique
- 30 experts français et européens issus de 24 organismes de recherche
- Près de 4 500 références bibliographiques étudiées (90 % publications scientifiques et environ 100 textes législatifs et règlementaires)
- 2 ans et demi de travail
- 3 pilotes scientifiques : Sophie Duquesne et Baptiste Monsaingeon pour le CNRS et Muriel Mercier-Bonin pour INRAE
- 1 cheffe de projet : Lise Paresys (INRAE)
- 2 directions : direction de l’expertise scientifique collective, de la prospective et des études d’INRAE, et la mission pour l’expertise scientifique du CNRS
- 1 comité de suivi composé des représentants des commanditaires et des directions générales des instituts porteurs
- 1 comité d’acteurs rassemblant les représentants des différentes parties-prenantes