Science et industrie main dans la main pour relever les défis de l’agroalimentaire
Sécheresses, érosion de la biodiversité, tensions sur les marchés mondiaux : l’agroalimentaire est aujourd’hui au cœur des vulnérabilités et des défis de la transition socio-écologique. Pour conjuguer sécurité alimentaire, impact environnemental maîtrisé et nouvelles exigences sanitaires, la recherche partenariale portée par le CNRS apparaît comme un maillon essentiel.
De la grande entreprise viticole au vignoble expérimental, de la PME à la start-up de biotechnologies, des laboratoires de recherche privée à ceux du CNRS, tout un écosystème se structure autour de la science comme levier pour réinventer nos pratiques agroalimentaires.
« La filière agroalimentaire est encore jeune au CNRS, mais elle est en pleine structuration », pose d’emblée Lalla Maarouf-Dafali, chargée de la filière agroalimentaire à la Direction des Relations avec les Entreprises (DRE) du CNRS. Son rôle : connecter la multitude de laboratoires, d’équipements et d’expertises aux besoins d’acteurs parfois très éloignés de la recherche académique. « Beaucoup de PME ignorent encore qu’elles peuvent s’appuyer sur nous pour lever des verrous scientifiques, explorer de nouvelles voies ou répondre à un changement réglementaire majeur », observe-t-elle.
Cette mise en réseau devient un enjeu stratégique : cartographier les start-up prometteuses, identifier les laboratoires communs (RedoxWine, Proseed…) et fluidifier les coopérations public-privé constituent autant de leviers pour amplifier l’impact de la recherche. « Nous avons aussi pour mission de faire remonter les besoins du terrain vers les labos : c’est dans cet aller-retour que naît l’innovation utile, donc féconde », insiste Lalla Maarouf-Dafali.
Des défis globaux : nourrir mieux, polluer moins
Du côté scientifique, Karine Faure, directrice de recherche CNRS, décrit l’amplitude de ce champ d’étude : « l’agroalimentaire, c’est tout à la fois la sécurité alimentaire, la santé publique, la durabilité environnementale et l’acceptabilité des pratiques. Aucun de ces enjeux ne peut être traité isolément ».
Parmi les axes forts, le développement des novel foods - nouvelles sources de protéines ou d’ingrédients - illustre cette approche systémique. « Nous explorons des alternatives comme les insectes, les algues, le chanvre… Mais remplacer une protéine animale par une protéine végétale, c’est poser d’autres questions : quelle transformation ? Quel impact nutritionnel ? Quelle acceptabilité pour le consommateur ? », questionne la scientifique experte en analyse moléculaire de produits naturels.
La sécurité sanitaire reste un pilier, notamment sur la question des emballages, comme l’explique la directrice de recherche à l’Institut des Sciences Analytiques : « aujourd’hui, on cherche à sortir du plastique, mais avec quoi le remplace-t-on ? Quels matériaux biosourcés utiliser ? Comment garantir qu’ils n’altèrent pas l’aliment ? C’est tout un champ d’étude, du transfert contenu-contenant jusqu’au vieillissement des matériaux ».
La valorisation des co-produits et déchets alimentaires constitue un autre enjeu majeur. La scientifique prend l’exemple de la pomme : « Dans une compote, on jette la peau, les pépins, alors qu’ils sont riches en molécules actives. Les industriels peuvent valoriser ces co-produits en compléments alimentaires ou des ingrédients fonctionnels. Cela nécessite des outils de caractérisation moléculaire poussée, des protocoles d’extraction innovants, et bien sûr des test d’activité et de toxicité solides pour prouver leur innocuité, leur efficacité. Toute cette chaine de valorisation peut profiter des expertises variées et des équipements de pointe des laboratoires CNRS ».
La chercheuse reboucle sur l’impact environnemental : « chaque additif, chaque emballage, chaque co-produit a un impact au moment de sa production, de son usage, de son vieillissement. Aujourd’hui, il n’est plus possible de penser l’agroalimentaire sans intégrer ces externalités. Là aussi, l’expertise du CNRS en sciences de l’environnement constitue un atout précieux pour les acteurs industriels du secteur ». Dans le vaste écosystème qui insuffle l’innovation dans l’agroalimentaire, notons le rôle clé de l’Institut Carnot Qualiment, réseau de recherche en innovation alimentaire dont le CNRS est partie prenante.
Entre laboratoires et entreprises : une coopération créative
Sur le terrain, la recherche partenariale se construit différemment selon que le CNRS collabore avec des grands comptes ou des PME. Karine Faure en sait quelque chose : « là où une grande entreprise vient généralement avec une question pointue, identifiée par son service R&D, une PME formule souvent une problématique plus générale mais dont l’enjeu peut être crucial pour sa pérennité ».
Pour la chercheuse, ce contraste est une richesse, à condition d’être bien compris des deux côtés. Elle s’explique : « le laboratoire public en collaboration n’est pas un prestataire. Il s’engage sur une obligation de moyens, pas sur une garantie de résultats. Souvent, en explorant un problème industriel, les chercheurs soulèvent de nouvelles questions fondamentales ». Cette double temporalité nourrit aussi l’agilité des entreprises : « l’industriel veut souvent résoudre le problème ; le chercheur, lui, veut le comprendre pour l’anticiper. C’est cette tension créative qui fait avancer les deux partenaires ».
Lalla Maarouf-Dafali complète : « pour la PME, la difficulté est parfois d’identifier la bonne porte d’entrée au CNRS. Notre rôle, à la DRE, est de les accompagner et de créer un climat de confiance. Car si les chercheurs possèdent une expertise utile à la société, encore faut-il la rendre accessible ».
WinEsca : la vigne comme laboratoire vivant
Si une collaboration illustre la puissance du modèle de recherche partenariale, qui conjugue temps long et rapports de confiance, c’est bien la chaire WinEsca, unique chaire industrielle dans le domaine agronomique en France, qui fournit à la filière viticole des solutions de protection agroécologique pour lutter contre l’esca, une maladie du bois de la vigne.
Tout part d’un constat sans appel : les maladies du bois de la vigne, longtemps maîtrisées par l’arsénite de soude, ont resurgi dès son interdiction en 2001, plongeant la filière Cognac - notamment le cépage Ugni Blanc - dans une impasse. « Après l’arrêt de l’arsénite, on s’est retrouvés démunis. Il fallait comprendre comment régénérer le cep sans produit chimique, sinon c’étaient des pertes colossales chaque année, car 12 % du vignoble était devenu improductif », rappelle Patrice Rey, coordinateur de la chaire, enseignant-chercheur en phytopathologie à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour (UPPA) et rattaché à l’IPREM[1], qui est un institut conjoint du CNRS et de l’UPPA.
C’est dans ce contexte qu’a été lancée en 2023 la chaire industrielle WinEsca, à hauteur de 2,4 millions d’euros, co-financée par l’ANR, le leader mondial du cognac Jas Hennessy & Co et la société GreenCell. « Dès 2015, nous avons accompagné une première chaire « GTD free », centrée sur les aspects préventifs des maladies du bois de la vigne. Notre engagement nous a prouvé qu’investir dans la recherche publique donnait des résultats solides. C’est ce qui nous a convaincus de poursuivre sur le curatif. Ainsi, nous avons pérennisé notre accès à un écosystème scientifique de haut niveau », souligne Mathilde Boisseau, Directrice Vigne et Vin chez Hennessy.
Concrètement, l’équipe de chercheurs a fait le constat que nombre de bactéries, dont les champignons, pénètrent dans la plante lors de sa taille et créent ainsi des nécroses du bois. « En lutte préventive, nous avons affiné les protocoles et mis au point des méthodes de taille plus respectueuses des ceps », explique Patrice Rey. Avant d’ajouter : « notre innovation, dans la lutte curative, repose sur le biocontrôle : introduire dans le bois des bactéries bénéfiques capables de rivaliser avec les champignons pathogènes. Nous soignons la vigne en restaurant son écosystème interne », détaille le scientifique. Soigner le vivant par le vivant, voilà la solution.
Mathilde Boisseau et Patrice Rey dressent un bilan positif de cette « collaboration qui fonctionne de façon très vertueuse. Elle est orientée résultats ». La Directrice Vigne et Vin du leader mondial du Cognac, ajoute : « notre responsabilité, c’est d’ouvrir la voie et de partager les résultats au service du collectif pour toute la filière Cognac. Ces innovations qui répondent à un besoin terrain sont transférables. Nous réfléchissons aux moyens de diffusion ». Pour se faire une idée, rappelons qu’Hennessy s’approvisionne auprès de 1 600 partenaires viticulteurs qui représentent près de 34 000 hectares.
Aujourd’hui, les premiers ceps régénérés - testés sur plusieurs parcelles expérimentales dont celles du domaine d’Hennessy - témoignent du succès d’un modèle reproductible. « On commence à voir les ceps retrouver leur vitalité, ce que l’on n’imaginait plus il y a dix ans », se réjouit Patrice Rey. Et la vision va au-delà du cognac. « WinEsca est un laboratoire vivant : ce que nous avons appris ici peut servir à d’autres terroirs, en France et à l’étranger », analyse Patrice Rey qui envisage déjà une start-up dédiée au traitement des maladies du bois de la vigne.
Mathilde Boisseau souligne l’importance du temps long. Chez Hennessy, nous avons à cœur d’éduquer les nouvelles générations aux bonnes pratiques. Nous travaillons main dans la main avec les centres de formation pour transmettre ces approches innovantes ».
Des start-up pour transformer la recherche en impact concret
Au-delà des chaires industrielles comme WinEsca ou des laboratoires communs structurants, l’écosystème CNRS nourrit tout un tissu de start-up qui transforment la recherche fondamentale en solutions. Ces jeunes pousses, souvent nées ou accompagnées par des chercheurs issus de laboratoires sous tutelle CNRS, prouvent qu’innovation scientifique et entrepreneuriat peuvent avancer de concert.
Verley (ex-Bon Vivant) est une jeune entreprise de biotechnologie alimentaire qui produit des protéines laitières respectueuses de l’environnement grâce à la fermentation de précision. Inspirée de méthodes traditionnelles comme celles utilisées pour le pain ou le fromage, cette approche offre une alternative durable aux procédés conventionnels. Les protéines obtenues, identiques à celles du lait de vache, s’intègrent facilement dans une variété de produits laitiers ou végétaux.
Fondée en 2022, la start-up s’est appuyée sur l’expertise de Lorie Hamelin, chercheuse au Toulouse Biotechnology Institute (CNRS/INRAE/INSA Toulouse), pour démontrer que sa méthode permet de réduire de 72 % les émissions de gaz à effet de serre, 81 % la consommation d’eau et 99 % l’usage des terres par rapport à la production industrielle. Comme le soulignent Hélène Briand et Stéphane Mac Millan, co-fondateurs : « Dès le départ, nous avons noué un dialogue étroit avec le monde académique. Les échanges avec les chercheurs nous ont permis de challenger nos hypothèses, de structurer notre démarche scientifique et de valider l’impact environnemental de notre technologie. Cette complémentarité entre recherche publique et entrepreneuriat est un levier essentiel d’innovation ».
Dans un tout autre secteur, Naïo Technologies conçoit des robots agricoles et viticoles autonomes et électriques pour alléger le travail des agriculteurs, optimiser la productivité et limiter l’usage des désherbants. Créée en 2011 par deux ingénieurs-roboticiens avec des cultivateurs, la start-up emploie aujourd’hui plus de 70 personnes et a déjà commercialisé plus de 450 machines. Chaque robot, comme Oz, assure un désherbage mécanique précis, préservant ainsi la santé des sols.
Dès ses débuts, la start-up s’est appuyée sur le LAAS-CNRS pour développer ses prototypes, passés d’un simple système de capteurs à un guidage GPS RTK précis au centimètre. « Tout est parti de la demande des agriculteurs de robotiser des tâches pénibles et chronophages. Désormais, nos robots participent à une meilleure santé du sol et donc à une bonne performance des plantes nourricières », souligne Flavien Roussel, responsable communication. La sécurité des cultures ou l’intégration de l’intelligence artificielle comptent parmi les nouveaux défis à relever pour la start-up, en collaboration avec la recherche fondamentale. Avec une ambition : faire de la France une « Robotic Valley » de l’agriculture de demain. Rien de moins !
Dans le domaine de l’agriculture durable, Mycophyto mise sur les champignons mycorhiziens pour régénérer les sols, renforcer la résilience des cultures et réduire l’usage d’intrants chimiques. La start-up développe des biosolutions en associant différents champignons selon le contexte du producteur, pour favoriser la biodiversité microbienne et la séquestration du carbone dans les sols. Ses expérimentations sur des cultures comme la tomate, la fraise, la vigne ou la rose ont montré une meilleure tolérance au stress hydrique et un maintien, voire une amélioration, des rendements.
La collaboration avec l’Institut de Chimie de Nice (CNRS/Université Côte d’Azur) a joué un rôle déterminant. « Elle nous a permis de bénéficier d’un accès privilégié à des expertises de pointe, à des infrastructures de recherche, ainsi qu’à des ressources expérimentales et analytiques essentielles pour valider scientifiquement notre approche sur la Rose Centifolia de Grasse. La valorisation de ce produit d’exception s’est faite en optimisant sa production grâce aux champignons mycorhiziens. » explique Justine Lipuma, co-fondatrice et présidente de la start-up. Ce partenariat contribue à préserver la filière rose locale et à diffuser des solutions agricoles innovantes. « La réussite de la transition agroécologique et numérique passe par une collaboration active et fluide entre le monde scientifique et les entrepreneurs » conclut Justine Lipuma.
Un horizon commun
Quand laboratoires, industriels et start-up s’unissent, l’agroalimentaire se dote de leviers puissants pour affronter les crises climatiques, sanitaires ou géopolitiques. Mais au-delà de l’innovation technique, c’est une souveraineté alimentaire plus résiliente et plus juste qui se construit. « La force de la recherche publique réside dans son aptitude à explorer en profondeur des sujets amont, en complément des urgences opérationnelles des industriels : futures réglementations, transitions environnementales, santé publique », rappelle Karine Faure, du CNRS.
[1] Institut des sciences analytiques et de physico-chimie pour l'environnement et les matériaux
Des laboratoires communs qui font germer l’innovation
Ces structures illustrent comment la recherche appliquée irrigue la filière, du laboratoire à l’exploitation.
RedoxWine : comprendre le vieillissement du vin
RedoxWine réunit le CNRS, l’Université de Bordeaux et Biolaffort autour d’un enjeu clé : prédire comment un vin évolue dans le temps. En s’appuyant sur l’expertise en chimie analytique du CBMN, le laboratoire commun développe des méthodes pour analyser l’empreinte redox des vins et proposer des outils aux producteurs, afin d’adapter leurs pratiques face au changement climatique et garantir une qualité maîtrisée.
Pour en savoir plus : RedoxWine
Proseed : bioraffinerie durable pour le colza et le tournesol
Proseed associe le CNRS et le groupe Avril pour transformer le colza et le tournesol en nouvelles sources de protéines végétales. Ce laboratoire commun développe des procédés innovants pour produire des concentrés protéiques adaptés à l’alimentation humaine et animale, tout en limitant l’empreinte environnementale du bioraffinage. Une approche qui renforce la souveraineté protéique de la France et ouvre la voie à une valorisation circulaire des oléoprotéagineux.
Pour en savoir plus : Proseed
MATIAIRE : des matériaux innovants pour une agriculture plus durable
MATIAIRE rassemble le CNRS, l’Université de Haute-Alsace et TIMAC AGRO pour développer de nouveaux matériaux éco-conçus qui améliorent la nutrition des plantes et des animaux. En croisant expertises publiques et privées, ce laboratoire commun conçoit des solutions plus efficientes pour l’usage des fertilisants et la santé animale, tout en limitant l’impact environnemental. Un modèle de recherche collaborative pour accompagner la transition agricole.
Pour en savoir plus : MATIAIRE