Suivre, comprendre, prédire et scénariser l’avenir de la biodiversité
Doté de 45 millions d’euros sur huit ans, le PEPR Dynabiod, le premier porté par l’agence de programme confiée au CNRS, entend reconstruire les dynamiques passées et futures de la biodiversité terrestre française, en se focalisant sur les plantes et les invertébrés, grâce à l’intégration des données naturalistes et scientifiques, une surveillance technologique de pointe et l’intelligence artificielle. Entretien avec Wilfried Thuiller, son co-directeur pour le CNRS.
Pourriez-vous nous présenter ce PEPR, que vous coordonnez avec vos collègues du Muséum national d’Histoire naturelle (MNHN) Emmanuelle Porcher et Rodolphe Rougerie ?
Wilfried Thuiller1 : Dynabiod est né du constat que, malgré les nombreux progrès technologiques récents – au premier chef l’ADN environnemental, l’éco-acoustique, l’intelligence artificielle appliquée à l’écologie, etc. –, on connaît toujours mal la réponse de la biodiversité terrestre mondiale aux changements globaux. Or, si on la connaît mal, on peut difficilement atténuer leurs impacts et la protéger.
Pour comprendre la dynamique actuelle, ce programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR)2 entend retourner dans le passé en associant ces nouvelles technologies aux phénoménales collections d’histoire naturelle que compte la France, jusqu’à maintenant sous-utilisées. Ces millions de données historiques, parfois âgées de deux siècles comme au MNHN, couplées à la mise en place de suivis sans précédents, nous aideront à comprendre, prédire et scénariser le futur des écosystèmes à travers des séries temporelles longues.
Dynabiod a par ailleurs pour particularité d’être le premier PEPR porté par l’agence de programme Climat, biodiversité et sociétés durables (CBSD), confiée au CNRS. L’État a demandé courant 2024 aux agences de programmes de lui proposer des thématiques de recherche innovantes et ambitieuses basées sur des questions scientifiques prioritaires. Les partenaires de l’agence CBSD se sont mobilisés et ont proposé trois projets à l’État parmi lesquels il a retenu Dynabiod, porté par le CNRS qui voulait interroger ces nouvelles technologies et le MNHN qui souhaitait valoriser ses collections historiques.
Quelles sont précisément ces lacunes à combler pour mieux connaître la biodiversité ?
W. T. : Quand on pense à la biodiversité, on parle toujours du panda et de l’ours polaire, mais jamais du déclin des sauterelles et des vers de terre, alors que les invertébrés, grands oubliés de la recherche et du débat public, constituent l’essentiel de la biodiversité terrestre. La focalisation sur les mammifères ou encore sur les oiseaux a des conséquences concrètes sur la connaissance des autres espèces. Alors qu’ils représentent 80 % de la diversité en espèces, les invertébrés ne comptent que pour 10 % des données scientifiques de la plateforme scientifique internationale « Global Biodiversity Information Facility » (GBIF)3 . Il en va de même pour les plantes, qui pèsent pour 80 % de la biomasse terrestre mais seulement 25 % des données du GBIF.
- 1Directeur de recherche au CNRS au Laboratoire d'écologie alpine (CNRS / Université Grenoble Alpes / Université Savoie Mont Blanc).
- 2Les PEPR visent à construire ou consolider un leadership français dans des domaines scientifiques liés à une transformation technologique, économique, sociétale, sanitaire ou environnementale et considérés comme prioritaires au niveau national ou européen.
- 3Le GBIF est un réseau international et une infrastructure de données financés par les gouvernements mondiaux ayant pour but de fournir à tous et partout un accès libre aux données sur toutes les formes de vie sur Terre.
Or, ces espèces oubliées sont les clés de nos écosystèmes. Les interactions entre plantes et invertébrés – en particulier les insectes – sont capitales pour le fonctionnement et les services des écosystèmes, qu’il s’agisse de la pollinisation, du cycle des nutriments ou encore du stockage du carbone.
Face à ces lacunes, Dynabiod entend brosser un portrait-robot universel de ces espèces. Pour chaque espèce ciblée, une base de données rassemblera codes-barres ADN, photos haute définition, enregistrements sonores, caractéristiques physiques et carte de répartition. Nourrie par les immenses collections des muséums et par de nouveaux prélèvements, cette base deviendra la carte d’identité numérique du vivant français.
Sur quelles méthodes s’appuiera Dynabiod ?
W. T. : Dynabiod mettra à profit les dernières avancées pour concevoir une surveillance haute technologie, du passé au futur. Caméras automatiques, capteurs acoustiques, drones, télédétection satellite et analyses d’ADN environnemental seront déployés sur un à deux milliers de sites en France hexagonale et ultra-marine pour y suivre en temps réel les espèces, leurs interactions et les pressions à leur encontre (climat, pollutions et usages des sols).
Parmi ces nouvelles technologies, l’ADN environnemental assure une vision holistique de la biodiversité locale en captant tout l’ADN présent dans l’eau, l’air et le sol. Il s’avère de ce fait très utile pour identifier les invertébrés, trop petits, nocturnes ou méconnus. Il permet également de reconstruire les interactions interspécifiques : à l’échelle d’une fleur par exemple, on peut savoir quel insecte l’a pollinisée, d’où il venait, etc. L’ADN environnemental peut même s’appliquer aux collections historiques : en prélevant ses contenus stomacaux, on peut découvrir ce qu’a mangé un criquet il y a cent ans et donc reconstituer l’environnement d’alors. Si l’usage de cette nouvelle technologie a foisonné ces dernières années, Dynabiod compte le standardiser et en formaliser un protocole afin d’établir des grilles de comparaison entre projets de recherche.
Quant à l’IA, elle circule sur l’ensemble du projet, depuis l’extraction et la synthèse des bases de données existantes jusqu’à son rôle prédictif, en passant par l’identification automatique d’espèces à travers des photos, des sons et de l’ADN environnemental.
En plus de ces nouvelles technologies, Dynabiod entend s’appuyer sur la science citoyenne.
W. T. : Tout à fait. Historiquement, la science citoyenne a toujours fourni de nombreuses données, en témoignent les spécimens donnés aux collections patrimoniales par des naturalistes amateurs.
Aujourd’hui, les scientifiques n’ont pas les moyens d’envoyer des centaines de personnes à travers tout le territoire. C’est pourquoi nous faisons appel à la science participative, via les sociétés ou associations naturalistes nationales ou locales, et même plus largement les citoyennes et citoyens dans leur ensemble, aussi bien à travers des activités naturalistes (inventaires, atlas de biodiversité, etc.), une participation à des campagnes sur le terrain aux côtés des scientifiques ou simplement des observations quotidiennes sur des applications et sites dédiés. Les sciences participatives sont aussi une formidable façon de découvrir le monde vivant et de fédérer l’ensemble de la société autour de la connaissance et de la conservation de la biodiversité.
Quel rôle pourra jouer le PEPR auprès des pouvoirs publics ?
W. T. : Depuis plusieurs années, l’Europe et la France se sont engagées dans de vastes plans de protection et de restauration de la biodiversité, qui se matérialisent notamment par les aires protégées. Or, pour qu’on puisse la conserver, il faut bien savoir où et dans quel état se trouve la biodiversité actuelle et comment elle va réagir aux changements à venir.
Grâce à l’intelligence artificielle et à la puissance de calcul aujourd’hui disponible, Dynabiod traduira les milliards de données collectées en scénarios clairs à destination des politiques publiques. Quelles espèces déclineront demain ? Quels paysages restaurer en priorité ? Quels choix agricoles ou urbains maximisent les bénéfices pour la nature et la société ? Ces résultats alimenteront directement la Stratégie nationale biodiversité 20301 et les actions locales, en dialogue continu avec les collectivités, les entreprises et les citoyennes et citoyens.
L’objectif est clair : stopper puis inverser le déclin de la biodiversité, en fournissant aux pouvoirs publics les connaissances et les outils nécessaires pour bâtir un avenir durable et vivant.
- 1La Stratégie nationale biodiversité 2030 traduit l’engagement de la France au titre de la convention sur la diversité biologique. Elle concerne les années 2022 à 2030 et succède à deux premières stratégies qui ont couvert respectivement les périodes 2004-2010 et 2011-2020. Elle a pour objectif de réduire les pressions sur la biodiversité, de protéger et restaurer les écosystèmes et de susciter des changements en profondeur afin d’inverser la trajectoire du déclin de la biodiversité.